samedi 11 novembre 2006

L'espace public (Habermas)


Dans l’Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Jürgen Habermas analyse la constitution historique d’un espace de discussion régi par le principe de publicité, par opposition à la logique de fonctionnement de l’autorité publique, dominée par le secret d’Etat. L’espace public est donc caractérisé par la présence de « personnes privées faisant un usage public de leur raison ». Il trouve son origine au XVIIIe siècle, dans le surgissement des cercles bourgeois dans les villes d’Allemagne, d’Angleterre et de France – salons, cafés – et le développement des moyens de communication – presse. L’opinion publique devient ainsi plus qu’un moyen de contrecarrer l’arbitraire du pouvoir d’Etat, une véritable source normative de la politique. Cependant, l’espace public trouve son déclin avec la défaite de la raison critique (telle qu’elle avait été conçue par Emmanuel Kant, qui précisait sa portée politique dans Qu’est-ce que Les Lumières ?, 1798) et l’avènement d’une publicité régie par la manipulation.

La notion d’Espace public développée par Habermas est l’ héritière directe d’une certaine philosophie allemande : elle reprend le concept kantien de raison critique, le dualisme hégélien qui distingue pour la première fois, dans l’histoire de la philosophie, l’Etat et la société bourgeoise (ou ce qu’on appelle aujourd’hui la société civile), enfin le principe marxiste de l’analyse historique. Néanmoins, elle possède l’originalité de penser une raison issue de la discussion collective. En cela, elle se distingue de la raison analytique défendue par les penseurs d’inspiration néo-kantienne, pour qui les principes rationnels qui président à l’organisation politique d’une société ne sont pas issus des échanges sociaux par la discussion mais plutôt d’un esprit dégagé de toute contingence sociale (à l’exemple du procédé de John Rawls consistant à établir un voile d’ignorance pour édicter les principes de justice). Ainsi, Habermas donne à la discussion et à l’échange communicationnel un rôle central dans le mode d’organisation politique d’une société, proposant une pensée inclusive de l’action politique. En effet, l’initiative politique ne trouve alors plus son principe dans la volonté rationnelle et isolée du législateur mais plutôt dans l’univers social lui-même, par le biais des échanges entre les divers acteurs sociaux, c’est-à-dire dans l’agir communicationnel.
L’espace public selon Habermas s’oppose ainsi aux théories dites libérales de l’opinion publique, dont l’un des principaux héritiers est Bernard Manin. Dans le concept de «démocratie du public », tel qu’il le développe dans ses Principes du Gouvernement Représentatif (1995), Manin souligne la passivité des citoyens vis-à-vis de l’initiative politique des représentants : en répondant aux sondages d’opinion ou en assistant aux débats médiatisés, le peuple se contente de répondre à des questions posées par ses représentants ou d’adhérer à la lecture que ceux-ci proposent de la société. Pour Habermas, bien au contraire, c’est l’action communicationnelle des acteurs sociaux qui constitue une instance normative pour les représentants, en tant que source des questions politiques posées et même de certaines solutions à ces questions. « Public » (Manin) et « publicité » (Habermas) s’opposent donc dans deux visions divergentes du pouvoir communicationnel au sein des régimes démocratiques.

Or le concept d’espace public ne fait pas moins l’objet de nombreuses critiques, y compris celle d’élitisme : l’espace public issu des cercles bourgeois reste fondamentalement bourgeois ! Il considère la masse comme étant sous la domination de la publicité manipulatrice et ne prend pas assez en compte son pouvoir de résistance critique et de rénovation des principes politiques. A la notion bourgeoise d’espace public, véhiculée dans le discours actuel sous le nom de « société civile organisée », le philosophe italien Antonio Negri oppose ainsi la notion à la fois inclusive et plurielle de Multitude. Selon Negri, la multitude est l’ensemble des corps qui, construisant le commun au sein du langage, parviennent, dans notre société post-moderne, à résister aux mots d’ordres de la raison transcendantale, incarnée dans l’Etat. A la source de ce pouvoir de résistance et d’innovation, il y a non pas le bourgeois, mais le pauvre, qui est l’exclu par excellence, celui qui ne figure dans aucun ordre.
D’autres auteurs ont pu également critiquer l’élitisme du rapport entre politique et théorie communicationnelle selon Habermas, y compris d’un point de vue historique : dans Dire et Mal Dire (1992), l’historienne française Arlette Farge souligne ainsi le rôle de la masse dans l’action communicationnelle à caractère politique, relativisant la place de la bourgeoisie éclairée au sein de l’espace public.

Pourtant, l’œuvre de Habermas permet elle-même de répondre, en grande partie, à ces critiques. En effet, Droit et Démocratie, ouvrage publié en 1992, permet de répondre à un certain nombre d’objections formulées contre l’auteur suite à la publication du premier ouvrage et d’enregistrer une évolution sensible dans la pensée de l’action communicationnelle et de ses effets sur le pouvoir politique. En effet, Habermas souhaite dans ce second ouvrage se démarquer de son héritage hégélien et marxiste, c’est-à-dire de la notion de société bourgeoise à laquelle est liée intrinsèquement l’espace public. C’est pourquoi l’expression même d’ « espace public » est remplacée par celle, plus générale, de « monde vécu ». Les différentes dimensions du monde vécu, qui obéissent à des degrés variés d’institutionnalisation, constituent par le biais du langage ordinaire la source normative des questions politiques posées au sein des institutions, et par là même un générateur de droit social, à travers le filtrage normatif des divers conflits d’intérêts présents au sein de la société.

La notion de discussion publique permet ainsi à Habermas, au-delà du concept daté d’espace public, de formuler une théorie subtile et originale du rapport entre la société civile et les représentants politiques, rapport basé sur la communication ordinaire du monde vécu. En effet, la subtilité de cette théorie réside précisément dans sa capacité à penser de manière à la fois pluraliste et inclusive les rapports des différents acteurs sociaux à la politique, sans toutefois tomber dans trois écueils théoriques : 1) la conception dite républicaine (héritée de la philosophie rousseauiste), qui confond dans un même objet la communauté politique (envisagée de manière unitaire) et la politique institutionnelle ; 2) la conception dite libérale, qui dissocie radicalement ces deux instances ; 3) la conception du matérialisme anhistorique, dont la critique sociale conduit à la disqualification de l’Etat au nom de la valorisation de la multitude.
En relançant ainsi le débat autour de l’agir communicationnel et de l’opinion publique diversifiée, l’œuvre de Habermas donne lieu à une série d’écrits philosophiques et politiques qui repensent les rapports sociaux modernes, au-delà des limites théoriques propres à un héritage philosophique particulier ou à une certaine école de pensée.

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