lundi 20 novembre 2006

La Mémoire des Malouines



La mémoire de la guerre des Malouines dans la société argentine depuis 1983 jusqu’à nos jours

Etudiée dans le cadre de l’anthropologie historique du phénomène guerrier au Xxe siècle









« Malvinas volveremos »,

Ce slogan signifie « nous retournerons aux îles Malouines ». En Argentine, on le trouve inscrit sur les murs comme sur les monuments officiels ou encore sur les T-shirts destinés aux touristes. Il illustre la permanence du sentiment que les îles Malouines sont argentines et, par conséquent, la sensation ancrée au plus profond de l'homme argentin d'un vol, d'une injustice toute contenue dans l'appellation britannique « Falklands ». La revendication de la souveraineté argentine sur les îles est basée d’abord sur le fait d’avoir été les successeurs de la royauté espagnole de River Plate, laquelle gouvernait, en plus des Malouines, l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie et le Chili. Pour le peuple argentin, les Malouines constituent la seule partie de son territoire arrachée par la force. Entre mars et juin 1982, les généraux au pouvoir ont engagé le pays dans une opération de récupération des îles qui s'est avèrée désastreuse et traumatisante. L'aspect patriotique et symbolique de cette opération menée contre la troisième puissance militaire mondiale a conduit tout un peuple à faire preuve d'un soutien sans faille et, du fait d'une intense propagande, d'un triomphalisme décalé par rapport à la réalité des forces en présence. L'explication est à chercher dans le rapport, forgé dès l'école primaire, du peuple argentin aux îles Malouines et, plus généralement, à son pays, dont elles sont une sorte d'expression symbolique. Partant, le formidable espoir suscité par la tentative de récupération des îles est transformé par la défaite en une terrible humiliation. C'est donc sur les ruines de la défaite, dans une Argentine qui sur la lancée de la guerre redécouvre la démocratie, que s'exprime la mémoire des vaincus. Du fait de la proximité temporelle, cette mémoire, qu’il s’agisse de son écriture ou de son expression, est toujours en jeu, comme si chaque acte public l'engageait dans une direction ou dans une autre. C'est pourquoi s’est imposé le choix de travailler principalement sur des articles de presse parus dans les quotidiens argentins depuis la fin de la guerre jusqu’à aujourd'hui. La lecture de la presse mais aussi celle des témoignages de vétérans permet de cerner autant que cela est possible l'étendue de la cicatrice dont souffre la société dans son ensemble et plus précisément le mal-être des anciens combattants, ces vaincus qui estiment ne pas recevoir les honneurs qui leur sont dûs et craignent le développement de processus de désinvestissement de sens. Les enjeux en rapport avec la question des Malouines sont aussi bien sociaux, avec l'interrogation sur la place des vétérans dans la société; politiques, avec une instrumentalisation constante du sentiment nationaliste vissé aux îles perdues; historiques enfin avec toutes les tensions liées à l'expression d'une ou des mémoires de la guerre.
Il y a dans la société argentine un investissement total de sens dans une guerre perdue, ressentie comme une humiliation: quel type de tensions cela induit? Et comment alors peut se constituer une mémoire de guerre?
Les îles Malouines sont d'abord un élément essentiel de l'identité argentine; d'où les enjeux représentés par les investissements et désinvestissements de sens prêtés au conflit et leurs conséquences sur l'établissement d'une mémoire en tant que telle. Enfin, les Malouines et leur mémoire demeurent un enjeu politique, social et historique.


1. Les îles malouines, un élément capital de l'identité argentine.




• Petite histoire des îles malouines, depuis leur découverte jusqu'à nos jours

Avant de rentrer plus en avant dans nos analyses, il me semble nécessaire de dresser un rapide historique des îles Malouines.
Elles sont découvertes par le navigateur anglais John Davis en 1592 puis explorées en 1690 par son compatriote John Strong. Elles sont colonisées pour la première fois en 1764 par des marins français de Saint Malo, les Malouins. Ces derniers sont expulsés en 1766 par les Espagnols. A partir de 1811, les Espagnols désertent les îles suite au déclenchement des révolutions des pays sud-américains. En 1820, le pouvoir argentin, libéré de la tutelle espagnole, installe un gouverneur et une colonie aux Malouines. Mais en 1833, la marine anglaise déloge les Argentins et reprend la souveraineté sur les îles qui connaissent ensuite près de 150 ans de tranquilité, si ce n'est pendant les deux guerres mondiales où elles démontrent leur valeur stratégique.
Mais au début de l'année 1982, la situation politique de la junte au pouvoir en Argentine est critique: le pays est empêtré dans une crise économique avec de grave problèmes de chômage et une opposition de plus en plus marquée au pouvoir militaire. Ce dernier décide alors de faire appel à la très ancienne querelle concernant la souveraineté des îles Malouines afin de retrouver l’unité nationale et par là une certaine popularité. Un plan d'invasion est dressé à la hâte: si l'aviation est relativement performante, les autres corps de l'armée ne sont pas prêts à répondre aux ordres du gouvernement, d'autant qu'un certain nombre d'officiers ne sont pas totalement convaincus par le projet d'invasion. La junte fait le pari que les Britanniques ne se lanceront pas dans une opération militaire d'envergure pour reconquérir les îles envahies. Elle compte en outre sur le soutien des Etats d'Amérique du Sud et, surtout, au moins sur la bienveillante neutralité des Etats-Unis, en vertu des accords de l'Organisation des Etats Américains et des liens de coopération tissés lors de la lutte commune contre le communisme. Le 2 avril 1982, une force d'invasion argentine débarque donc aux Malouines et obtient, après quelques heures de combat, le contrôle de l'île. Le lendemain les Argentins prennent également la Géorgie du Sud. Or avant même le débarquement des premières troupes argentines le gouvernement britannique, averti par ses services secrets de l'invasion imminente, a pris, sous la direction de Madame Thatcher, la décision d'intervenir immédiatement en déroutant des sous-marins. Une force expéditionnaire est rapidement constituée et le 5 avril les premiers bâtiments de la Task Force quittent Portsmouth et Gibraltar. Sur place, environ 10.000 Argentins prennent position, principalement autour de Port Stanley et de son aéroport. Sur le plan diplomatique, la Grande-Bretagne s'emploie avec succès à obtenir le soutien de la communauté internationale. Dans l'archipel, la vie s'organise: les habitants vivent dans la plus grande indifférence par rapport aux occupants argentins. En réalité et selon les témoignages, les Argentins n'ont pas éxercé une grande pression sur les habitants, du moins pas avant le début des opérations britanniques. Les conditions des soldats ont été très rudes: la plupart ont vécu sous des tentes ou dans des abris de fortune creusés à même le sol. Ils ont, en outre, été très mal nourris. Le 25 avril un commando britannique reprend la Géorgie du sud sans combattre: cette action marque le début des hostilités. Cinq jours plus tard la Task Force prend position dans la zone des opérations et le 2 mai le sous-marin nucléaire Conqueror attaque le croiseur argentin Belgrano en dehors de la zone d’exclusion totale dressé par les Britanniques eux-mêmes. Le bâtiment coule rapidement en emportant avec lui 368 marins. Peu après, l’aviation argentine coule le Sheffield au large de l’île de Sealion. Parallèlement, les missions de conciliation aux Nations-Unies échouent en particulier à cause de l'entêtement des Anglais. Le 21 mai à 2h00, les commandos de marines britanniques 40 et 45 débarquent à San Carlos. Quelques heures plus tard, les parachutistes occupent Port San Carlos. Les Argentins n’opposent aucune résistance et le débarquement de la tête de pont continue. Vers neuf heures du matin les premières vagues d’attaques de l’aviation argentine arrivent, elles vont s’en prendre toute la journée à la flotte, complètement à découvert dans les eaux de San Carlos. Durant les trois jours suivants, ce ne sont pas moins de huit bâtiments anglais qui sont gravement endommagés ou coulés. A ce stade de l’engagement, l’aviation argentine est la seule à opposer une résistance par des attaques constantes, principalement dirigées contre la flotte et les navires de ravitaillement. L'affrontement le plus rude de toute la guerre commence dans la nuit du 28 mai et oppose 500 Anglais surentraînés mais fatigués par une longue marche à près de 1.500 Argentins occupant des positions au sommet des collines et surplombant un terrain complètement découvert. Le lendemain, à la mi-journée, les Argentins acceptent les termes de la reddition: 15 Britanniques sont morts pour 45 victimes argentines et de nombreux blessés. L’ensemble des forces britanniques se prépare maintenant pour la bataille finale. Près de 5.000 hommes font face aux 10.000 Argentins occupant les positions fortifiées près de Stanley. Entre le 11 et le 13 juin une série de batailles pour les collines surplombant Stanley se déroulent successivement ; les Britanniques au terme de violents affrontements et d’une résistance étonnamment farouche des Argentins, prennent les Monts Longdon, Harriet et Two Sisters et pour finir Thumbledown Mountain et le Mont William. Le 13 au soir Stanley est complètement encerclé. Durant cet épisode, une habitation est touchée par un tir d’artillerie britannique tuant les trois seules victimes civiles du conflit. Le 14 juin, le Major Général Jeremy Moore, commandant des forces terrestres britanniques, signe avec le Général Mendes le document de reddition de toutes les forces argentines des Malouines, la seule concession accordée à Mendes sera de tracer le mot inconditionnelle devant reddition. Avec cette signature s’achève un des conflits les plus court et intense de l’époque contemporaine. Le 20 juin, à peine 6 jours après la reddition, la majorité des prisonniers argentins est rapatriée par les paquebots Norland et Canberra. Deux jours plus tard le gros des forces britanniques prend le chemin du retour sur les mêmes navires. Depuis, les îles malouines sont un territoire dépendant du Royaume-Uni. L’autorité exécutive est exercée par le Gouverneur des Malouines au nom de Sa Majesté la Reine. Cependant la défense et les affaires étrangères restent sous la responsabilité et le contrôle du gouvernement anglais. Depuis l’invasion des Argentins, les îles sont défendues par terre, mer et air. Une garnison est maintenue pour assurer la sécurité et prévenir la répétition des événements de 1982. L’achèvement de l’aéroport de Mount Pleasant, complètement opérationnel en 1986, a permis de réduire le nombre des forces stationnées sur les îles.
Depuis la fin du conflit, demeure un malaise permanent: certes, plusieurs visites ont été organisées pour permettre aux familles des soldats argentins tués et ensevelis dans les îles de venir se recueillir sur leurs tombes. Mais le Gouvernement des Malouines, croyant judicieux de rapatrier les corps en Argentine, a proposé des fonds pour un tel déplacement. Le Gouvernement argentin a refusé cette offre prétextant que les corps étaient déjà enterrés sur le sol argentin. Les Argentins ont d'ailleurs réaffirmé leur attachement aux Malouines en inscrivant une déclaration de souveraineté dans leur constitution plus de 10 ans après la fin du conflit. Inutile de préciser que le gouvernement britannique et celui des Malouines ont toujours rejeté cette revendication.

Les évènements de 1982 comme la persistance d'un certain nombre de tensions indiquent bien que, dans la conscience du citoyen argentin, les Malouines représentent bien plus que des petits bouts de terre isolés et peuplés de moutons.



• Les Malouines, un élément constitutif de la « promesse argentine »


Afin de bien saisir l'impact qu'a eu la guerre des Malouines sur l'ensemble de la société argentine, il me semble utile d'introduire le concept de « promesse argentine », emprunté au chercheur argentin Victor Armony. Pour lire l'histoire argentine, il faut en effet bien comprendre que depuis la fondation de la nation, en 1816, elle a été conçue comme une promesse. La promesse qu'avec près de trois millions de km² de superficie, la prairie la plus fertile de la planète, des ressources énergétiques incalculables et surtout, dès la deuxième moitié du 19ème siècle, une population de plus en plus urbanisée et scolarisée, l'Argentine ne pouvait être vouée qu'à un destin de grandeur. C'est d'ailleurs autour de cette promesse que s'est construite l'identité argentine et que se sont réalisés avec succès le creuset des races et l'assimilation des millions d'immigrants européens. Partant, les Argentins ont souvent souffert du décalage entre la réalité promise et la réalité vécue. Or ce malaise a été instrumentalisé aussi bien par les différentes juntes militaires que par le péronisme. En effet, à chaque changement brutal de gouvernement a été proclamé haut et fort le projet de sauver la nation et de la remettre sur la voie de son destin de grandeur. Dans ce genre de discours, la place des îles Malouines a toujours été importante. Des générations d'Argentins ont été et sont toujours éduqués à la nostalgie de l'archipel. L'école joue un rôle majeur dans l'inscription au plus profond de chacun du sentiment d’une insupportable injustice. L'argentinité des îles n'est en rien objet de débat: en plus de l'école, celle-ci est proclamée tout aussi bien par les inscriptions de particuliers sur les murs, par les innombrables monuments célébrant les morts argentins des Malouines et qui s'achèvent en général par un cinglant « volveremos » c'est à dire « nous reviendrons ».

Partant, on peut bien saisir l'impact du déclenchement de l'opération de récupération des îles. Ce que l'on osait plus espérer arrive enfin: un gouvernement, aussi tyrannique et corrompu soit-il, se propose de rendre aux Argentins ce qui leur est appartient. L'impact est d'autant plus fort que c'est la première fois qu'un gouvernement tente de récupérer les Malouines par les armes.


• L'espoir et la désillusion.


Dès le 2 avril 1982, une immense vague d'espoir submerge la société argentine, sans distinction de classes ni d'appartenances politiques. Le sentiment de propriété sur les Malouines et la certitude que tout va rentrer dans l'ordre dépassent toute autre considération. Le pouvoir militaire, qui s'est lancé dans l'opération pour recomposer l'unité nationale, entretient l'euphorie ambiante: même après la riposte britannique, tout est fait pour ménager le sentiment d'une victoire imminente. Cela d'autant plus qu'avant même le déclenchement de l'opération, le terrain a été préparé par une déjà intense campagne de propagande patriotique et nationaliste. Presque tous les partis politiques, de gauche comme de droite, les dirigeants syndicaux, les entrepreneurs, les hommes et les femmes de culture, consultés par les médias, s'engagent à l'unisson en faveur de la récupération des îles. La désinformation est à son comble, les nouvelles du front se veulent optimistes, les performances de l'aviation argentine sont portées aux nues avec notamment la destruction du navire de guerre anglais, le Sheffield, au large de l’île de Sealion. En ces temps de guerre, le mythe fondateur de l'Argentine vouée par essence à un destin de grandeur s'exprime tous azimuts et notamment au travers de gigantesques rassemblements dans les grandes villes. Le plus spectaculaire a lieu sur la Place de mai, à Buenos Aires, et rassemble quelques dizaines de milliers d'Argentins. L'image de cette foule en communion avec ses « muchachos » ou ses jeunes garçons partis combattre pour l'amour et le bon droit de la Patrie dans des contrées isolées contre la troisième puissance militaire mondiale s'inscrit à jamais dans les imaginaires, et des citoyens, et des soldats mobilisés.
Le 14 juin 1982, lorsque la défaite est consommée, la désillusion est à la mesure du formidable espoir suscité. L'humiliation succède au triomphalisme et se manifeste de plusieurs manières. Humiliation et rancœur contre les Etats-Unis dont on pensait la neutralité garantie par les accords de l'OEA et par l'aide apportée dans le cadre de la lutte anticommuniste. Humiliation par rapport au vainqueur, la Grande Bretagne, et les autres pays européens dont les rapports avec l'Argentine et les autres nations latino-américaines ont toujours plus ou moins été entachées d'un certain paternalisme ou sentiment de supériorité d'autant plus insupportables aux Argentins qu'ils se conçoivent comme une nation sœur de l'Europe, comme une nation peuplée d'Européens. Humiliation, enfin, devant le sentiment d'avoir été floué par la junte militaire, par ses campagnes de désinformation et ses promesses de victoire aisée. Cette dernière ne survit d'ailleurs pas au malaise post malouines; elle perd sa dernière arme, la possibilité d'user du sentiment patriotique de la société. Par la faute des militaires, la Patrie est vaincue et déshonorée.


Ce qu'il doit ressortir de ce premier temps de notre étude c'est l'importance capitale des îles Malouines dans la conscience et l'imaginaire de l'homme argentin. Cela explique le soutien populaire recueilli par l'opération de récupération, le formidable espoir soulevé mais aussi l'intense désillusion et le sentiment d'humiliation issus de la défaite. Le gouvernement militaire y a perdu définitivement toute crédibilité et le 30 octobre 1983 Raul Alfonsín est élu Président de la République argentine, scellant le retour de la démocratie.
Désormais, la question qui se pose est celle de savoir comment peut se constituer une mémoire à partir d'un événement qui restera à jamais synonyme d'humiliation dans des consciences argentines traumatisées.




2. La difficulté du travail de mémoire: investissement et désinvestissement de sens.





• L'impossibilité de dire, entre silence et frustration


Pour traiter ce point, j'ai fait appel à un article de Ruben Benitez, paru dans le quotidien La Nueva Provincia, le 2 juin 1985, intitulé Lo que nunca se dijo sobre la batalla aeronaval, où sont recueillis les témoignages des pilotes de l'Aviation de guerre argentine, qui ont fait tant de mal aux forces navales britanniques. C'est la première fois qu'ils prennent la parole depuis la fin du conflit. A cet égard, ils soulignent le poids inhibant de la défaite mais aussi l'absence de reconnaissance de la part de la société, y compris pour les familles des victimes. Une anecdote est convoquée pour illustrer cela: l'auteur aurait été apostrophé dans un petit village espagnol par une vieille dame qui se serait exclamé: « Vous les Argentins avez la meilleure aviation de guerre au monde » Force est en effet de constater que partout dans le monde est généralisée cette réputation d'excellence des pilotes de guerre argentins. Or ce n'était absolument pas le cas en Argentine même dans les années qui ont suivi l'affrontement. L'héroïsme bien réel des pilotes argentins a été comme submergé par une gigantesque vague d'auto dépréciation et de déshonneur national. Les pilotes de l'aviation navale qui, forts de seulement douze avions de combat, ont fait frémir la troisième puissance militaire mondiale affirment dans leurs témoignages que le choc le plus rude a été la déception qui les a accueillie à leur retour, alors même que, connaissant les réalités du rapport de force, ils avaient tenté d'expliquer à leurs proches l'impossibilité d'une victoire militaire. Cette absence de reconnaissance se double d'une impossibilité de dire: on fait comprendre aux vétérans que le silence s'impose, que la société n'est ni prête, ni disposée à recevoir leurs témoignages. Ce refus d'écouter teinté d'opprobre envers les rescapés d'une armée défaite est mal vécu car les survivants de l'expérience de guerre hautement traumatisante ont un besoin vital de témoigner pour que les morts n'aient pas péri pour rien, pour donner sens à leur sacrifice. Plus loin, c'est tout un mécanisme d'Etat qui est mis en place. Dans un article intitulé Cómo empezó la Operación Olvido, paru le 5 avril 2002, des journalistes de Clarin décrivent le système qui voit le jour après la défaite. Des documents officiels sont distribués aux soldats, leur intimant l'ordre de ne pas parler de la guerre autour d'eux. Ils ne doivent faire aucun commentaire sur leur rôle sur le théâtre d'opération, ils ne doivent se livrer à aucun témoignage dans la presse sans l'accord explicite du Haut commandement, enfin ils doivent tâcher d'éviter l'excès de visites de leurs proches à leur domicile, on les engage à prétexter une grande fatigue et le besoin de se reposer. Ces pressions atteignent leur apogée lors du séjour obligé des combattants dans des centres de récupération des forces armées. Selon les témoignages de certains vétérans et psychiatres, des soldats ayant fait fi de la conduite à suivre auraient été internés dans l'Hôpital psychiatrique du Champ de mai, et ce jusqu'en 1984, alors que la démocratie était déjà installée. En d'autres termes, l'après-guerre est d'abord silence et frustration, humiliation et souffrance intérieure, d'où un taux de suicide très élevé parmi les Anciens Combattants, autre sujet tabou. Dans un article émouvant, Suicidio en el Monumento a la Bandera: las otras muertes que dejó la guerra, Alberto Amato, journaliste au Clarin, raconte le suicide d'un jeune rescapé des Malouines. Le vétéran a mis fin à ses jours en se jetant du haut du Monument au drapeau, à Rosario, troisième ville du pays. Après avoir décrit tous les troubles traumatiques qui affligeaient le jeune Paz (cauchemars, incapacité à communiquer et à se réinsérer dans la société), sa mère explique son acte par la souffrance provoquée par l'ingratitude de la société: elle accuse la démocratie de prolonger la politique des dictateurs et de favoriser, qu'elle le veuille ou non, l'indifférence, l'isolement dont souffrent les anciens combattants. Elle affirme que la demande la plus répandue parmi les anciens des Malouines consiste tout simplement en ce que vérité soit faîte, que l'on sache enfin ce qui s'est passé là-bas et, tout simplement, que quelqu'un les remercie pour leur dévouement.


Dans un premier temps, la mémoire de la guerre des Malouines ne peut s'exprimer, étouffée par le sentiment d'humiliation. Il y a comme un refus de donner la place qui lui revient à la mémoire des perdants et d'exprimer la reconnaissance due aux perdants les plus directement traumatisés: les vétérans.
Un tournant semble être atteint au début du 21e siècle dont une des expressions les plus spectaculaires est, en septembre 2005, un film grand public, Iluminados por el fuego, tiré du livre du même nom, paru en 1993, et qui donne enfin à la guerre l'exposition qu'elle mérite. Néanmoins, cette volonté de briser le silence et les tabous s'accompagne d'une entreprise de désinvestissement de sens qui soulève un certain nombre de questions.



• Le début d'une entreprise de désinvestissement de sens: l’exemple de Iluminados por el fuego


Si j'ai fait le choix de m'attarder tout particulièrement sur cette oeuvre cinématographique c'est parce que les différents articles de presse que j'ai pu consulter et notamment Las heridas secretas de la guerra, paru le 10 septembre 2005 dans le quotidien El Clarin, indiquent à quel point elle soulève les passions en déterrant littéralement le cadavre de la guerre et en lui donnant un éclairage nouveau. Le film du réalisateur Tristan Bauer raconte l'histoire de trois jeunes hommes ayant combattu aux Malouines; le front et le retour difficile, l'un d'entre eux met d'ailleurs fin à ses jours. Par-là, il s'agit de remplacer dans les mémoires les images de la communion d'une foule euphorique sur la Place de mai par un tableau des horreurs de la guerre et des souffrances endurées par les Anciens Combattants. Les images de soldats embourbés, mourant de froid et de faim, appelant leur maman à la rescousse, ont pour but de faire apparaître la cruauté mais aussi l'absurdité de la guerre. Les vétérans ne sont pas vus comme des héros mais comme des victimes de la guerre, cette folie de la dictature. Victimes immédiates mais aussi a posteriori. Lui-même Ancien combattant, l'auteur du livre dont est tiré le film décrit le traumatisme de ne pas pouvoir dire ce qu’il est pourtant impossible d'oublier. Cette impossibilité de dire est à l'origine d'un véritable suicide de masse: désormais on compte plus de morts par suicide parmi les Anciens combattants que de décès sur le champ de bataille soit 350 suicidés pour 275 hommes tombés au champ d'honneur. Par la voie du septième art il est donc question de donner enfin voie au chapitre au sacrifice consenti par les Anciens combattants des Malouines. La parole est enfin donnée au désespoir des anciens soldats, habités par la mort et son expérience traumatique. On a donc affaire à une oeuvre conçue comme un témoignage de vaincus, comme l'histoire des perdants. Là est toute la différence avec des films comme Il faut sauver le soldat Ryan, qui embrassent le spectateur dans un glorieux « nous avons vaincu » dont la première conséquence est l'oubli de toute réflexion sur le phénomène guerrier en tant que tel. Ici, la parole est donnée aux soldats, à ceux qui ont perdu sur tous les plans: les généraux de la dictature les envoient vers une défaite certaine, les Britanniques les battent à plate couture et la société leur tourne le dos. D'une certaine manière, rompre le silence constitue la seule et l'unique victoire de cette armée de vaincus. L'intérêt de soumettre un film grand public sur la guerre aux Argentins tient en ce que la fiction déstructure la sacralisation de la guerre des Malouines et ouvre donc un espace pour le témoignage mais aussi et surtout, enfin, pour le débat. Plus de vingt ans après les faits, Iluminados por el fuego apporte une contribution essentielle à la mémoire de la guerre des Malouines en se posant comme un détonateur potentiel pour parler des évènements qui ont eu lieu. Mieux, le film se veut une base pour comprendre ce qui a eu lieu, pourquoi et comment cela a eu lieu. Ainsi, des questions capitales jamais posées jusque là investissent la scène publique: qu'a-t-on fait? Pourquoi tant de jeunes garçons ont péri? Est-ce que cela en valait la peine? La cause était-elle juste?


Iluminados por el fuego illustre donc une évolution des mentalités concernant le rapport à la mémoire de la guerre des Malouines. Cependant l’œuvre n'a pas fait que donner la parole aux vétérans, elle a également suscité des réactions hostiles qui soulignent que la blessure est encore vive et qu'il n'y a pas une mémoire mais des mémoires de guerre.


• La guerre des Malouines reste fortement investie de sens: les héros et la Patrie


Cette constatation se nourrit des réactions indignées suscitées par le film Iluminados por el fuego, notamment dans deux articles, El cine, como arma de los renegados et El conflicto de las Malvinas sigue sin ser narrado correctamente tirés respectivement de Enviado por Movimiento Condor et El Ojo Digital, parus en septembre et octobre 2005. Ces articles critiquent la « démalouinisation » à l’œuvre dans le film. Ils comprennent Iluminados por el fuego comme une critique systématique de l'institution militaire et comme une volonté d'ôter le prestige attaché à tout ce qui relève du militarisme. Cela passe par une présentation crûe de toutes les misères de la guerre, des souffrances des soldats, qui entend toucher la sensibilité du spectateur tout en faisant fi d'éléments tels que la valeur au combat. Cette négation du courage, de l'offrande de sa vie faite sur l'autel de la Patrie, est considérée par un certain nombre de vétérans et de leurs familles comme une véritable insulte à leur sacrifice. Ils refusent de se voir accolé le qualificatif de « pobrecitos » qui signifie « les pauvres petits ». En d'autres termes, il y a un raidissement, un refus de voir leur guerre, leur sacrifice désinvesti de sens. Paradoxalement il y a comme une réticence à se voir considérés comme des victimes: déjà le 2 mai 1997, dans le quotidien La Nacion, le capitaine de navire Héctor Elías Bonzo, qui commandait le croiseur Belgrano quand celui ci a été coulé par les Britanniques, clamait haut et fort que les 323 hommes morts sous ses ordres n'étaient pas des victimes mais des héros. D'où la constitution en associations de vétérans. Ces associations, en plus de tisser des réseaux de solidarités, ont clairement vocation à ouvrir des espaces de débat afin de permettre à chacun de faire partager son expérience de guerre mais aussi d'apporter sa contribution à la constitution et à l'orientation d'une mémoire de guerre. Ce qui ressort principalement dans les discours de ces associations c'est la réaffirmation de valeurs comme le courage militaire, le sacrifice de sa personne sur l'autel de la patrie et la critique de la démalouinisation. Ces valeurs sont perpétuées à travers la persistance du souvenir des canons de Cordoba, qui après avoir été transportés jusqu'aux îles se sont imposés comme une arme majeure, respectée y compris par les Britanniques. Autre exemple, peut être encore plus diffusé, celui de Ganso Verde, la dernière bataille conventionnelle de la guerre des Malouines, où les soldats argentins se sont frottés à la rude artillerie britannique. Via une réaffirmation quasi-systématique du bon droit de la nation sur les îles perdues, il existe un véritable souci de proclamer haut et fort le sens de son engagement passé et pourquoi pas futur: « les Malouines sont argentines et notre sacrifice est juste ». En d'autres termes, si on a vu qu'avec Iluminados por el fuego, étaient nés des dynamiques de désinvestissement de sens, la guerre étant présentée comme une tuerie absurde, cette même guerre reste toutefois largement investie de sens. Citons par exemple le mot de Carlos Viegas, un vétéran comme un autre, poseur de mines dans la Compagnie des ingénieurs de combat: « Pour moi, être vétéran de guerre est un orgueil. C'est avoir démontré, à la société comme à moi-même, que je suis capable de donner ma vie pour une valeur abstraite: la patrie, la famille, ce que chacun ressent depuis tout petit ». Plus loin, on est à un tournant où désormais chaque acte, privé ou public, en rapport avec les Malouines se pose comme un enjeu et participe à la constitution et à l'évolution de la mémoire.


La mémoire de la guerre des Malouines n'est donc pas figée: après des années de silence, la société argentine a choisi « d'oublier d'oublier ». Néanmoins, les dynamiques sont parfois contradictoires: entre surinvestissement et désinvestissement de sens, la décision ne s'est pas encore faite. Partant, tout acte, public ou privé s'inscrit dans le processus de construction de cette mémoire; chaque acte, aussi petit soit-il, devient un enjeu crucial pour les citoyens comme pour les historiens.
En d'autres termes, tout acte est constitutif de mémoire, tout acte engage la mémoire de la guerre dans telle ou telle direction. La mémoire de la guerre des Malouines est donc étroitement liée à des enjeux politiques, sociaux et historiques.



3. La mémoire de la guerre est étroitement liée à des enjeux politiques, sociaux et historiques


• La question des vétérans, un enjeu social


La question du traitement à réserver aux anciens combattants de la Guerre des Malouines soulève plusieurs questions. Avant tout, il convient de mesurer l'importance du traumatisme qui ronge les Anciens combattants: si aujourd'hui beaucoup tirent de la fierté de ce statut, être vétéran au sortir de la guerre représentait avant tout une charge. Ceux que l'on appelait les « enfants de la dictature » ont dû mentir sur leur date de naissance, dissimuler leur expérience de guerre, ne serait-ce que pour trouver un travail. La question du traitement des vétérans soulève donc d'abord celle de la reconnaissance de leur statut, de la solidarité de la société envers ceux qui se sont battus pour elle. Cette question a vocation à occuper une place croissante dans le débat public car les anciens combattants à parvenir à l'âge de la retraite sont de plus en plus nombreux. Les décisions politiques comme celle, éventuelle, impliquant la solidarité de toute la société sont hautement symboliques: elles engagent l'idée même que l'on se fait du sacrifice consenti par les vétérans. Or, tout acte est acte de mémoire. Un exemple concret: dans un article intitulé Mejora para oficiales veteranos de Malvinas, paru le 22 juillet 2005 dans le quotidien Clarin, est annoncé l'augmentation à plus de 1000 pesos, soit environ 150 euros, des pensions honorifiques pour environ 3500 officiers et sous-officiers qui n'en avaient pas eu le bénéfice, pour des raisons diverses, ces dernières 22 années. Pour remédier à cette injustice, le Président Kirchner a ratifié le décret 866, triplant ainsi le montant original de la pension. A cette occasion, il a salué et remercié les anciens combattants pour leur patience, réaffirmé que les Malouines sont une « cause nationale » et rappelé que la guerre avait été considérée comme « un événement honteux qu'il fallait à tout prix oublier ». Ce faisant, il exprime la volonté de rompre avec ce désir d'oublier et donc la détermination de l'exécutif à réintégrer définitivement les évènements des Malouines et ceux qui y ont combattu comme un élément positif au sein de la mémoire argentine. Néanmoins, ce thème des pensions soulève d'autres débats, au premier rang desquels celui de leur attribution ou non et de la signification symbolique qui en découle. En effet l'évolution vers la reconnaissance du sacrifice consenti dans l'archipel s'accompagne d'une inflation des demandes de pensions. Ce qui paraissait impensable il y a encore dix ans se produit: un nombre croissant d'individus se revendiquent vétérans des Malouines et demandent à bénéficier d'une pension. Le journal Pagina12, dans un article intitulé Una, dos, tres, muchas Malvinas, dénombre 9000 nouveaux postulants depuis la hausse de la pension à 1000 pesos. Si à l'origine le texte de la loi prévoit que seuls ceux qui ont combattu sont aptes à toucher une rétribution, nombreuses sont les revendications de personnes n'ayant pas porté les armes. Ainsi, on a inclu parmi les vétérans de guerre les équipages des portavions et autres embarcations qui s'ils ont été mobilisés n'ont pas systématiquement participé aux affrontements. D'où l'inflation de 300% en 20 ans du nombre de vétérans de la Marine. De plus, des civils réclament également le droit de toucher une pension; par exemple, des anciens membres de la Marine marchande arguent qu'ils ont réalisé une sorte de travail d'espionnage afin de toucher ces pensions. Cependant, si cette inflation du nombre de bénéficiaires des pensions est en général perçue comme une reconnaissance officielle des services rendus à la patrie, cela n'empêche pas certains anciens combattants de s'indigner devant cette « offensive frauduleuse » et de demander, en sous-main, des vérifications et des enquêtes plus systématiques pour distinguer nettement les vétérans des imposteurs. Cela confirme surtout que désormais on est fier d'avoir participé à cette guerre et que par conséquent on se refuse à partager le juste fruit de ses mérites avec ceux qui n'en ont pas le droit.



La question des vétérans et de leurs pensions se pose donc d'abord comme un enjeu social dans le sens où elle engage la solidarité d'une société envers ceux qui l'ont défendu sur les champs de bataille, qui plus est lorsqu'ils atteignent des âges respectables. Elle participe également de la mémoire de la guerre car la pension, rétribution de l'Etat, est une reconnaissance symbolique du sacrifice consenti. Cette reconnaissance officielle témoigne d'un changement des mentalités et des rapports entretenus avec le souvenir des Malouines. Ces changements sont perceptibles à plus grande échelle, dans les rapports entre la politique et la guerre.



• La guerre et le politique: tensions et instrumentalisations


Si la société a occulté durant vingt ans le traumatisme des Malouines, les gouvernants, eux, n'ont jamais oublié ces îles auxquelles les Argentins sont si passionnément attachés. En outre, ces derniers temps on a pu assister à une sorte de résurgence de la question, non seulement dans le champ culturel (cf. Iluminados por el fuego), mais aussi dans celui de la politique. Ainsi, les revendications sur les îles ont fait une réapparition remarquée dans les discours des dernières campagnes, présidentielle et sénatoriale, du Président Nestor Kirchner. Cela n'est guère étonnant quand on sait que pour près de 9 Argentins sur 10 les Malouines sont argentines et qu’une large majorité d'entre eux appuient les revendications visant à se les réapproprier. Kirchner qui a dernièrement inclus le thème de la souveraineté dans ses réclamations à l'ONU s'est refusé à engager le dialogue avec les kelpers (les habitants des Malouines, d'origine britannique) et a appuyé ses revendications en rapport avec la fréquence des vols reliant les îles au continent. Alors que l'idée de dénoncer Margaret Thatcher pour crimes de guerre devant la Cour internationale de justice est devenue une vulgate aussi bien dans les cercles politiques que dans l'ensemble de la société, le ministre des Affaires étrangères a fait valoir les droits argentins sur les Malouines devant l'Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2004. Dans le même ordre d'idées, le ministre de la Défense, José Pampuro a fait paraître le 29 juin 2005 une dépêche intitulée « Argentina estará en condiciones de recuperar Malvinas » soit « l'Argentine sera bientôt en mesure de récupérer les Malouines ». Il a évoqué les « énormes difficultés du Royaume Uni à soutenir l'Archipel » et déploré dans le même temps l'incorporation des îles comme territoire européen dans le projet de Constitution européenne, tout en réaffirmant son attachement à suivre la voie diplomatique. L'importance symbolique et politique des Malouines est en outre mise en valeur par l'importance donnée au 10 juin comme jour de l'affirmation des droits argentins en souvenir du 10 juin 1829 et de la création du commandement politique et militaire soit: « Comandancia Política y Militar de las Islas Malvinas y las adyacentes al Cabo de Hornos en el Mar Atlántico » par décret du gouverneur de la Province de Buenos Aires.


En d'autres termes, les Malouines ont retrouvé une place importante sur la scène publique, ce qui n'est pas rien au vu des troubles économiques et sociaux ayant secoué le pays ces dernières années. De plus en plus de voix s'élèvent, officielles ou non, privées ou publiques, pour parler des évènements des Malouines et de leurs conséquences, exposant ainsi au grand jour ce cadavre encombrant jusqu’ici dissimulé. Partant, il apparaît clair que le temps est venu pour bâtir une Histoire de la guerre des Malouines reposant sur les critères d'analyse de la science historique, au premier rang desquels on distingue la recherche de l'objectivité et de l'honnêteté intellectuelle.




• La mémoire de la guerre des Malouines: un défi pour les historiens


La question de la mémoire, au sens historique du terme, de la guerre des Malouines a investi la scène publique avec la parution, à Londres, en juillet 2005, de l'ouvrage de l'Anglais Sir Lawrence Freedman intitulé The official history of the Falklands campaign. L'ouvrage a suscité de vives réactions en Argentine car il présente et analyse les évènements de 1982 du point de vue britannique, en faisant presque uniquement appel à des sources britanniques et en étant placé sous la surveillance du Foreign Office, lequel a d'ailleurs passé l'ouvrage au peigne fin avant d'autoriser sa parution. La réaction des milieux intellectuels argentins s'est exprimée vigoureusement par voie de presse. Citons deux articles, La verdad sobre Malvinas, paru dans le quotidien La Capital le 27 juillet 2005 et Malvinas: La fuerza del derecho, paru la veille dans Clarin. Le premier est l’œuvre de Héctor Gustavo Pugliese, colonel de la Nation et vétéran de guerre; le second de Marcelo Kohen, professeur de Droit international à l'Institut des Hautes Etudes Internationales de Genève. Si Marcelo Kohen base sa critique sur le droit international, Héctor Gustavo Pugliese participe à l'ouverture d'un nouveau débat, celui de la vérité historique. Cinq points font l'objet de discussions: le traitement des prisonniers de guerre, la destruction du croiseur Général Belgrano, la coopération du Chili avec les forces britanniques, la supposée neutralité des Etats-Unis et enfin, la question des ogives nucléaires embarquées à bord des sous-marins britanniques qui sont intervenus dans l'archipel. Pour ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre argentins, on ne sait pas si les dispositions de la convention de Genève ont réellement été respectées: un certain nombre de vétérans affirment dans leurs témoignages avoir vu des camarades se faire assassiner après avoir rendu les armes. La destruction du croiseur Général Belgrano hors de la zone d'exclusion dressée par les Britanniques et alors qu'il se dirigeait vers le continent soulève également des questions. Sir Lawrence Freedman y voit une erreur. Héctor Gustavo Pugliese souligne que l'itinéraire du bâtiment était connu des services d'intelligence britanniques et par extension du Premier ministre Mme Thatcher et de son cabinet de guerre. Quant au soutien chilien aux opérations militaires britanniques, il est abordé dans The official history of the Falklands campaign mais on ignore encore son intensité et les moyens mis à disposition de la Couronne. Des suspicions ont vu le jour à propos de la tentative avortée des 55 membres de la force britannique spéciale SAS de détruire les Super Etendards argentins stationnés dans la base aérienne de Rio Grande. Pour ce qui concerne les armes nucléaires embarquées au sein des sous-marins britanniques affrétés dans la péninsule, l'auteur confirme bien leur existence mais il l'explique par l'absence de temps pour faire débarquer les charges nucléaires des bâtiments se trouvant en mission près de Gibraltar. Aussi, il nie que l'état major britannique ait songé à employé la force nucléaire contre l' « envahisseur » argentin. Le doute est néanmoins permis: à titre d'exemple, le psychanalyste personnel du Président français de l'époque, François Mitterrand, Ali Magoudi, raconte les inquiétudes du chef de l'Etat à ce propos. La supposée neutralité états-unienne, elle, ne fait pas réellement débat, chacun sait que Washington a privilégié l'alliance atlantique à celle de l'OEA.
Pour résumer, l'ouvrage de Sir Lawrence Freedman a provoqué une vive indignation de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a un refus très net d'accepter la version « officielle » des Britanniques, un refus d'accepter qu'encore une fois l'histoire soit écrite par les vainqueurs. Cela a conduit le gouvernement Kirchner à intervenir directement sur la scène publique et à commander une étude de l'ouvrage en question en insistant sur la partialité des sources et en affirmant être prêt, le cas échéant, à déclencher une action juridique et diplomatique. Cependant, il n'y a, d'une part, aucun travail d'envergure à opposer à la version britannique. D'autre part, les tensions récemment soulevées par les déclarations d'un chef d'Etat major chilien, confirmant l'aide apportée par son pays aux forces britanniques, demandent une intervention immédiate non pas de la puissance publique mais des chercheurs en sciences sociales et tout particulièrement des historiens qui, 23 ans après les faits, bénéficient désormais de la distance nécessaire à la constitution d'un éclairage « scientifique » qui fasse fi des passions partisanes et dévoile les persistantes zones d'ombres qui caractérisent encore l'évènement le plus marquant du deuxième vingtième siècle argentin. Il y a un point en particulier qui mériterait toute l'attention des historiens; c'est le bouleversement fondamental des représentations des forces armées et en particulier des jeunes conscrits entre la période de la guerre elle-même et celle de l'après-guerre. D'un statut de héros et de dépositaires des espoirs nationaux durant le conflit, les jeunes soldats se sont transformés en victimes de leur propre inexpérience et de l'incompétence de leurs supérieurs dès juin 1982 voire en « enfants de la dictature ». Comment une société peut-elle porter aux nues, sacrifier puis réhabiliter ceux qui se sont battu pour elle ? Voilà toute la question de l'après Malouines.


Ce que l'on peut dire pour finir cette étude c'est d'abord que la mémoire des Malouines est encore mouvante et chaque événement politique ou culturel participe de sa constitution. Elle représente un enjeu capital pour la société argentine car elle engage la solidarité d'une société envers ceux qui se sont sacrifiés en son nom et pour faire vivre l'un des mythes fondateurs de la nation. Aujourd'hui encore l'exclamation « Malvinas volveremos » reste fortement investie de sens. Plus de vingt ans après les faits le chercheur en sciences sociales et a fortiori l'historien a un rôle crucial à jouer. Faire l'histoire des Malouines et de l'après Malouines cela signifie comprendre ou du moins tenter de comprendre ce qui a motivé cette expérience et ses conséquences souvent dramatiques. Pourquoi a-t-on envoyé la jeunesse argentine vers une défaite certaine? Pourquoi n'a-t-on pas su donner aux vétérans la place qu'exigeait leur sacrifice? Enfin et surtout, une question essentielle pour saisir l'histoire chaotique de l'Argentine, comment l'épisode des Malouines se pose comme l'expression paradigmatique du mythe fondateur de la « Grande Argentine »? Fournir des réponses satisfaisantes à ces interrogations est évidemment indispensable pour reconstruire à terme une nation démocratique et pacifiée.

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