samedi 11 novembre 2006

Stoïcisme et politique

Dès l’Antiquité – notamment dans les écrits de Plutarque – les thèses stoïciennes furent accusées d’apolitisme. Le principe de conformité du Sage à l’ordre du monde, qui lui prédit de modifier les représentations qu’il a des choses plutôt que les choses elles-mêmes, fut le plus souvent interprété comme un fondement individualiste de la vie éthique et une volonté de s’abstenir de la conduite des affaires de la Cité.
En réfutant cette interprétation répandue, Valéry Laurand soutient dans la Politique Stoïcienne que si la pensée des stoïciens ne prétend pas fournir un modèle idéal de politique, à la manière de la République de Platon, elle contient néanmoins de nombreux éléments qui permettent de penser la vie en commun et la participation politique selon le modèle d’action du Sage. Le Sage stoïcien n’est pas à l’écart de la Cité mais contribue, bien au contraire, à élever celle-ci à la vertu.
Il y a donc, selon Valéry Laurand, une pensée stoïcienne spécifiquement politique, pensée qui ne se confond pas avec l’éthique mais qui en est plutôt un des aspect, celui de l’action vertueuse dans la Cité. Or la compréhension de cette thèse requiert une réflexion sur un certain nombre de problèmes rencontrés dans le corpus des textes stoïciens : comment penser l’articulation entre la vertu éthique idéale du sage et l’action politique dans une cité d’insensés ? Comment résoudre la contradiction entre les injonctions éthiques du logos – qui obéissent à une rationalité d’ordre cosmologique – et l’obéissance à des lois politiques particulières et imparfaites ?
Comment peut-on comprendre, selon la lecture de la Politique Stoïcienne, la pensée politique des Stoïciens d’après l’articulation entre sagesse et action politique, entre conformité à la loi universelle et obéissance à la loi des insensés ? Comment les différences rencontrées d’un auteur stoïcien à l’autre nous permettent-elles cependant de saisir différentes nuances dans la résolution de ses paradoxes? Enfin en quoi les principes politiques issus de la pensée stoïcienne permettent-ils de distinguer celle-ci de la vision politique des autres grandes écoles de pensée de l’Antiquité ?


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La participation du sage aux affaires de la Cité est explicitement formulée par Chrysippe, comme nous le rappelle l’auteur de la Politique Stoïcienne. L’existence des Cités particulières n’est pas contradictoire avec les lois de la grande cité naturelle – le cosmos – dans la mesure ou les cités particulières correspondent à l’exigence naturelle de réaliser le bonheur dans la justice. Cependant, la conciliation de la loi naturelle, qui régit la grande Cité, aux lois positives des petites cités exige la compréhension de l’articulation entre le point de vue absolu, celui de la conformité à la raison universelle, et le point de vue relatif, celui de la progression morale dans une cité imparfaite : « la difficulté, écrit Valéry Laurand, est toujours de concilier les deux points de vue : celui de la sagesse, qui répond à la loi du tout ou rien (seul le sage est riche, seul il est heureux, seul il est libre, juste, courageux, etc. ) et celui de la progression morale, aux milles nuances de la relativité ». Quels sont les arguments qui permettent cette conciliation ? Quelle est le type de relation entre cité particulière et cité universelle qui en résulte ? Enfin quel rôle politique doit assumer le sage d’après cette compréhension ?
Deux arguments majeurs nous montrent qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre l’existence d’une sagesse conforme à la loi universelle et l’action politique dans les cités imparfaites. Ces deux argument résident d’une part dans le caractère continu de la notion d’appropriation (oikeïosis), qui englobe sans discontinuité l’impulsion de l’animal à se conserver lui-même et l’action rationnelle du sage, en passant par l’action des insensés, et d’autre part dans le fait que la vertu ne trouve sa valeur que dans sa réalisation effective, insérée dans le monde, et dans des circonstances données.
La notion d’oikeïosis, ou appropriation, qui définit le passage des premières impulsions à la sagesse, équivaut au passage d’une soumission passive aux lois de la nature à une participation active à ces lois. Il n’y a donc pas de discontinuité entre les premières impulsions et la vertu morale, mais plutôt une progression morale indéfinie. De la notion d’appropriation découle à la fois la vocation de tout homme à se conserver et sa vocation à entretenir des liens avec les choses et avec autrui. Or ces deux derniers types de relation – les relations aux choses et à autrui – définissent précisément le champ d’existence de la politique, c’est-à-dire les questions de propriété et les questions de justice. Le reproche d’individualisme contre les principes de la philosophie stoïcienne est donc infondé, puisque l’accord avec soi-même et l’adaptation à la sphère publique relèvent d’une seule et même tendance, et que l’éthique trouve un mode d’expression spécifique dans la politique. Même pervertis, les hommes qui vivent ensemble dans les diverses cités connaissent une sorte de justice qui appartient à l’appropriation, c’est-à-dire à la conservation de soi et aux relations avec autrui. Il s’agit d’une forme de justice imparfaite, non-achevée, qui relève de ce que les Stoïciens appellent l’hexis, ou habitus.
Mais s’il n’y a pas de discontinuité entre l’instinct premier de conservation de soi et l’appropriation des lois rationnelles du monde, c’est aussi parce que la sagesse ne relève pas d’un idéal inaccessible. Elle s’exprime d’abord au sein même de la vie en commun, dans des circonstances particulières. Le deuxième raison pour laquelle il n’y a pas de contradiction entre la vie vertueuse et l’action politique est donc que la valeur morale doit d’abord être mesurée d’après des circonstances particulières. En effet, la vertu stoïcienne, en tant que conformité à la loi naturelle, réside d’abord dans une juste évaluation des circonstances. Un objet déterminé n’est pas préférable en soi, il ne l’est que par rapport à des circonstances particulières données. Autrement dit, l’objet lui-même est second par rapport au seul bien préférable absolument, qui est la vertu. La valeur d’un acte dépend de son opportunité et se mesure donc au sein des événements. L’habileté du sage consiste donc à créer dans la cité particulière des normes conformes à la loi naturelle, ces normes visant l’appropriation progressive de la raison par les hommes.
Ainsi, s’il y a une opposition entre la vraie Cité, le Cosmos régi par la loi naturelle, et les cités particulières et imparfaites, les lois politiques peuvent néanmoins représenter une manière pour le sage d’amener, compte tenu des circonstances, les insensés à la vraie justice (ou loi naturelle).
Ainsi, si l’intégration de l’action politique dans le domaine de l’action vertueuse nous permet de penser les conditions morales de l’action politique chez les stoïciens, quelle est l’articulation possible entre la Cité universelle, fondement de la sagesse et de la loi naturelle, et les diverses cités abritant les esprits insensés ?

Les écrits politiques de Zénon seraient d’abord une dénonciation des perversions des lois et coutumes des cités, perversion qui détourne les hommes de la nature et de la vertu. La seule vraie cité serait ainsi celle qui est fondée sur le communisme des sages. En effet, par leur harmonie avec le cosmos, les sages forment un corps social particulier, distinct des multiples cités particulières établies par les hommes. Seule cette grande cité qu’est le cosmos est une vraie cité. Car elle seule, étant régie par les lois de la providence, obéit aux principes naturels de la justice.
Face à cette grande Cité qu’est le monde, les petites cités ne sont qu’un artifice. Elles ne fonctionnent pas selon les lois naturelles qui régissent la grande Cité. Car elles n’ont pas pour loi la mesure, qui est le propre de la raison universelle. C’est d’ailleurs ce manque de conformité à la mesure qui explique la diversité des traits qui caractérisent les multiples cités particulières. Or ces petites cités, même si elles n’obéissent pas aux lois de la vertu naturelle, permettent aux insensés, c’est-à-dire ceux qui sont exilés de la Cité des sages, de trouver un refuge.
A l’opposition entre sages et non-sages et entre grande et petite cités correspond la distinction entre communauté et association. Seule la cité des sages est une vraie communauté. Car elle est fondée sur la participation commune aux lois universelles. Cette participation commune réside d’abord dans une compréhension de la nécessité. Le sage connaît le nécessaire et s’en contente. A l’inverse, la vie dans le cadre des lois instaurées dans les cités particulières ne saurait relever d’une communauté, mais seulement d’une association. Car ce que l’on observe dans de telles association, c’est d’abord la démesure, la perversion qui détourne les hommes de la connaissance de la nécessité et qui les pousse vers l’injustice et le malheur.
Cependant, s’il y a une réelle opposition entre petite cité et grande Cité, entre association et communauté, entre le Cosmos, cité des sages, et les abris pour insensés, cette opposition ne saurait se réduire à une opposition entre le vrai et le faux. Car, comme nous l’avons vu, petite cité et grande Cité participent toutes deux à l’exigence naturelle de justice et à la tendance qui y mène : « La cité, écrit Valéry Laurand, tout artificielle qu’elle soit, demeure un fait de nature, parce qu’elle enveloppe en elle quelque chose de la justice voulue par cette dernière. Par cette insistance sur la justice, les Stoïciens montrent la cohérence de leur pensée politique, qui des impulsions naturelles en vient au cosmos, en passant par cet indifférent préférable qu’est la cité, mais ils montrent aussi l’exigeante attention que toute cité doit porter à ses lois. Celles-ci doivent favoriser la vie en commun et la multiplication de liens qui puissent resserrer la communauté des citoyens, mais aussi les ouvrir sur l’étranger, et doivent, dans le même temps, assurer le progrès de tout citoyen vers la vertu : faire de tout citoyen, en somme, un citoyen du monde (elles constituent en ce sens l’un des degrés de l’oikeïosis sociale). Voici définie la place de l’action politique du sage, asteios ds une cité asteia ». Les cités particulières apparaissent donc comme un intermédiaire inabouti, non achevé, au sein de la tendance naturelle vers la vertu – exprimée de manière continue par les actions des êtres vivants dans le monde – et dans l’exigence de justice. C’est précisément le rôle du sage que d’assurer, par son action sur les lois au sein de la petite cité, la progression des insensés vers la vertu et la justice, c’est-à-dire vers la mesure. C’est en ce sens que l’action politique du sage dans la petite cité est dite asteia : elle exprime sa bonté et sa justice naturelles. C’est donc d’abord à travers l’action politique du sage que se fait l’articulation entre petite cité et grande cité. Mais en quoi consiste, précisément, cette action politique ?

Le sage étant celui qui fait la liaison entre petite cité et grande Cité, son but ne peut être autre que de permettre aux habitants de la petite cité d’accéder à la vertu. Il doit réformer les régimes en vue d’amener l’ensemble des citoyens à la participation rationnelle à la Cité universelle. Sa tâche est donc de donner un sens à la vie politique, et ce sens est le chemin vers la vertu. La constitution acquiert ainsi sa valeur comme stratégie, au sein de circonstances particulières, pour mener le peuple à la vertu.
En ce sens, l’otium du sage, c’est-à-dire le retrait spéculatif, n’acquiert sa signification qu’en tant que réflexion sur l’utilité commune. Puisqu’elle est étude de la nature, la philosophie ne saurait conduire à autre chose que l’élargissement de l’âme aux dimensions du monde, c’est-à-dire à la communauté des êtres dans son unité : « l’otium, écrit Valéry Laurand, est par nature politique, dans une philosophie où la nature est immédiatement pensée en des termes politiques ».
Il apparaît ainsi, selon l’auteur de la Politique Stoïcienne, que la figure du sage n’est pas ce qui empêche, par son idéalité, de penser l’action politique dans une cité imparfaite, mais plutôt ce qui permet de penser la vie politique selon une exigence vertueuse de justice. Ce point de vue sur la pensée stoïcienne est possible grâce à une conciliation de l’absolu et du relatif, conciliation qui se fait en termes de degrés : si du point de vue de la sagesse toutes les action imparfaites sont considérées comme insensées, toutes les actions imparfaites ne se valent pas pour autant, et le sage sait reconnaître leur progression dans le chemin de la vertu. Néanmoins, la difficulté théorique qui consiste en la compréhension du rapport entre l’idéalité de la sagesse et l’imperfection des cités particulières semble suggérer des réponses variées selon les différents auteurs du stoïcisme. Ces variations, qui aboutissent inévitablement à des compréhensions diverses du fait politique, semblent nous empêcher de lever l’ambiguïté, présente au sein du stoïcisme, entre vertu morale idéale et action politique imparfaite. Quelles sont donc les considérations qui nous permettent de nuancer, selon la lecture des différents auteurs stoïciens, la solution apportée par Valéry Laurand à la contradiction entre sagesse idéale et action politique?


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Les variations que l’on retrouve au sein des textes stoïciens, si elles ne nous mènent pas à des compréhensions totalement opposées de la vie politique, permettent néanmoins d’établir des nuances dans le degré d’adéquation de l’action politique aux exigences de la sagesse. Ces différentes nuances nous permettent d’affirmer que l’apparente incompatibilité entre idéalité de la sagesse et imperfection de la réalité politique ne saurait être complètement dissoute, malgré tous les efforts de nos penseurs contemporains. Cette difficulté théorique demeure donc au cœur de la compréhension de la doctrine politique des stoïciens. Elle est perceptible à la fois dans la question de la place du Sage dans la cité d’insensés et dans la question du contenu de la politique (c’est-à-dire de la définition de la justice et de la propriété).
Selon Valéry Laurand, la République de Zénon comprend déjà tous les principes d’une pensée cosmopolite permettant de dépasser l’imperfection des cités particulières au nom de l’adhésion à la grande Cité, c’est-à-dire au monde, régi par la loi naturelle et universelle. Ce cosmopolitisme permet de comprendre la pensée de Zénon non pas comme une simple critique de la vie politique menée par des insensés, comme un simple rejet de la politique, mais plutôt comme incitation à l’élévation, à travers la vie en commun, à la communauté rationnelle des sages. Toutefois, si on peut trouver dans la pensée de Zénon de tels germes de cosmopolitisme, on ne saurait pour autant lui ôter son caractère cynique, qui souligne d’abord le caractère insensé des rapports entre les hommes. Ce n’est que près d’un siècle plus tard (vers 280-204 av JC), semble-t-il, que Chrysippe donne au cosmopolitisme stoïcien son expression pleine, faisant en sorte que la communion dans l’obéissance aux lois naturelles de la providence prenne le dessus sur le repli du sage sur lui-même et sur sa propre vertu. Dans un stoïcisme plus tardif, Marc Aurèle soutient enfin qu’il ne faut pas espérer la prompte réalisation d’une sagesse idéale, mais plutôt savoir se contenter d’un « tout petit progrès ». Ce n’est qu’alors que l’on privilégie pleinement le progrès vers la vertu au sein des cités imparfaites par rapport au cynisme critique conduisant au retrait du sage. Compte tenu de l’étendue temporelle sur laquelle se déploient l’expression de la pensée stoïcienne, ainsi que de la diversité de ses représentants, il semble donc vraisemblable de distinguer différentes tendances dans la compréhension de l’action politique vertueuse (tendances que l’on peut néanmoins regrouper autour des trois auteurs cités). Dans tous les cas, l’ambiguïté entre sagesse idéale et réalité politique imparfaite demeure une question entière.
Ce n’est pas seulement la compréhension de l’action politique qui nous permet de distinguer plusieurs tendances au sein du stoïcisme. Au sein même de l’acceptation de la participation aux affaires de la cité, les différents auteurs divergent sur la réalisation des questions politiques, à savoir la justice et la propriété. Valéry Laurand évoque lui-même cette divergence, en citant, au sujet de la propriété, les recherches réalisées par I. Hadot. Selon I. Hadot, les stoïciens se partagent selon deux tendances majeures au sujet de la propriété. Une première tendance serait celle incarnée par Blossius de Cumes, inspirateur de la réforme des Gracques. Selon cette tendance, l’Etat a pour mission de redistribuer les richesses de manière absolument équitable, pour que chacun puisse profiter des biens offerts par la nature. A l’opposé de cette tendance, se trouvent des auteurs comme Diogène de Babylone, Panétius et Hécaton (relus par Cicéron). Selon ces auteurs, si la propriété n’a pas de fondement naturel, elle relève néanmoins d’un état de fait qu’il faut respecter sans rien en changer. C’est ainsi, à travers la question de la propriété, la question du rôle de l’Etat, de son mode d’intervention auprès des habitants de la cité, qui fait objet de débat parmi les auteurs stoïciens. Ce n’est donc pas simplement le rôle du sage dans la politique qui fait l’objet de discussion, mais le fondement de la politique lui-même.
Néanmoins, les Stoïciens ont su tracer, en dépit des différentes tendances qui les distinguent, une certaine vision spécifique du fait politique. Cette vision, comme nous l’avons vu, est caractérisée par une vision cosmopolite, une continuité par rapport à l’ordre de la nature et une absence d’interrogation systématique sur le meilleur régime. En quoi cette pensée originale du fait politique se distingue des principales pensées politiques de l’Antiquité et nous permettent, par là même, de mieux les cerner ?



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Les principes de la philosophie stoïcienne, dont des éléments de théorie politique sont issus, distinguent cette philosophie des principales acceptions du fait politique développées dans l’Antiquité. En effet, le cosmopolitisme, en tant que source du lien politique et de l’action politique rationnelle et vertueuse, apporte à la pensée politique des caractéristiques particulières selon plusieurs aspects : la question de la délimitation de la communauté politique, mais aussi la question de la diversité des régimes (et du meilleur d’entre eux), la question du rôle du sage, enfin la question de la nature même de la sociabilité politique.
La question de la diversité des régimes politiques et du régime préférable peut ainsi illustrer la spécificité et l’originalité de la pensée politique des Stoïciens. Contrairement à Platon, les penseurs stoïciens ne visent pas l’élaboration d’une République idéale. La République de Zénon constitue déjà un traité d’inspiration anti-platonicienne, une critique cynique du caractère idéal de la République du philosophe-roi. Plus tardivement, Marc Aurèle reprend ce refus du régime idéal, et préfère se contenter « d’un tout petit progrès » : « n’espère pas la République de Platon, mais contente-toi d’un tout petit progrès, et songe que son résultat n’est pas une petite chose » (Marc Aurèle, Pensées Pour Moi-même, IX 29). Mais si le stoïcisme refuse toute interrogation systématique sur le régime idéal, il refuse également de poser, à la manière d’Aristote, la question du meilleur régime selon les circonstances. L’originalité stoïcienne réside donc dans ce refus de définir le meilleur régime, d’un point de vue absolu comme d’un point de vue relatif. Ce refus est dû précisément, à la dimension cosmologique de la rationalité stoïcienne. Selon cette rationalité, la diversité des régimes politiques particuliers ne peut être due qu’à un manque de mesure, qu’à une différence fondamentale entre les lois positives qui régissent les cités particulières et la loi naturelle. C’est la référence de la loi naturelle qui impose l’évolution progressive de la cité d’insensés vers la vertu. Mais la réalisation pleine de cette vertu ne réside point dans la réalisation d’une petite cité idéale, mais plutôt dans son dépassement par adhésion au grand tout.
La spécificité de la pensée stoïcienne à propos de la question de la différence des régimes et du meilleur d’entre eux est donc due à une acception particulière de la politique, qui dépasse le cadre de la cité. A l’instar d’autres philosophes, les stoïciens pensent le lien politique d’après l’extension progressive des liens de proximité. Du lien conjugal à la famille, de la famille au voisinage, à la ville et à l’Etat, l’individu s’insère dans la communauté politique. Mais si chez la plupart des penseurs – comme Cicéron, qui invoque à cet égard, dans De Officiis, la métaphore des cercles concentriques – l’Etat est perçu comme l’ultime degré de cette extension continue, chez les stoïciens le lien politique s’étend jusqu’à la raison universelle, qui est d’ordre cosmologique. Arrivé à cet ultime degré, le sage prend conscience du fait que c’est le Grand Tout qui donne sa loi à la petite cité (l’ordre chronologique d’extension n’est donc pas équivalent à l’ordre logique de la nécessité causale).
La compréhension du lien politique par extension continue des liens de proximité implique également un autre facteur de spécificité de la pensée politique stoïcienne : la corrélation entre liens politiques et liens familiaux. Puisque tous les liens de l’individu au monde trouvent leur loi dans une même rationalité cosmologique, les liens politiques ont le même fondement que les liens familiaux et en découlent par extension. Or il s’agit là d’un grand point de désaccord avec la pensée aristotélicienne, qui défend dans le livre I des Politiques la différence fondamentale entre famille et Cité. Ce débat, dont l’une des sources premières peut être trouvée dans la lutte entre Antigone et Créon, trouve des échos jusque dans la modernité politique, à travers, par exemple, les désaccords théoriques entre Jean Jacques Rousseau et Saint-Just (ce dernier ayant pensé les liens politiques selon le modèle de la fraternité).
C’est enfin la place du sage dans la cité d’insensés qui constitue l’originalité de la pensée politique stoïcienne. Car si le sage doit garder des distances vis-à-vis des lois particulières de fonctionnement des cités, il est néanmoins censé participer à la vie politique et contribuer à l’évolution des insensés vers la vertu. Il ne refuse donc pas de participer à la vie politique, comme Epicure – qui lui préfère un mode de sociabilité plus restreint, celui de l’amitié – ni ne prend pleinement la responsabilité des lois instaurées, comme la philosophe-roi platonicien. Il se contente de contribuer, par sa participation active, au progrès moral de la collectivité et à l’adhésion de celle-ci aux lois du monde.


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Contrairement aux interprétations de la pensée stoïcienne les plus répandues, Valéry Laurand nous montre que l’absence d’une théorie politique systématique chez les Stoïciens ne préfigure pas d’apolitisme. Elle implique bien au contraire une compréhension particulière du fait politique, expression spécifique de la vertu morale et chemin nécessaire vers la Sagesse. Une telle compréhension de la politique intègre donc celle-ci dans la nécessité universelle et dans la continuité des liens de l’individu dans le Cosmos, de la famille au monde tout entier.
La politique acquiert ainsi un statut d’intermédiaire, de médiation entre les premières pulsions de l’individu et les lois du monde. Or c’est précisément ce statut qui rend sa compréhension problématique. Les différents auteurs stoïciens, écrivant ou enseignant à différentes époques, interprètent selon des nuances variées le problème de l’action politique, c’est-à-dire de la place du Sage dans une cité d’insensés, et la question de la définition des notions relevant de la politique, comme le partage de la propriété (à travers lequel se pose le problème de l’action de l’Etat). Les paradoxes stoïciens, tels que celui de la conciliation entre idéalité de la sagesse et réalité de la vie parmi les insensés, ne sont donc pas élucidés une fois pour toutes.
Néanmoins, la pensée politique stoïcienne présente de traits cohérents qui la distinguent des autres écoles de l’Antiquité à propos des questions politiques les plus élémentaires. Les débats posés par cette compréhension originale de la politique se poursuivent parfois, sous des formes renouvelées, jusque dans la modernité, mais font surtout des Stoïciens des penseurs à part dans le domaine de la théorie politique.

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