samedi 11 novembre 2006

Les Politiques d'Aristote

Dans les Politiques, Aristote définit une constitution comme la façon d’organiser les pouvoirs politiques dans une Cité, ou communauté politique. La constitution est ainsi « une certaine organisation des habitants de la Cité» (Politiques, III). La finalité de l’existence de la Cité, telle qu’elle est organisée par la constitution, est de bien vivre, c’est-à-dire de vivre conformément au bonheur. Or la vie conforme au bonheur dépend de la vertu civique. C’est pourquoi la forme de la constitution adoptée doit d’abord garantir la vertu civique.
Or ce n’est pas seulement la vie heureuse de la Cité qui dépend de la constitution adoptée, c’est l’existence même de la communauté en tant qu’union d’êtres libres. Car une mauvaise constitution peut être cause de séditions et de dissolution de la communauté politique. L’existence d’une constitution adaptée, garantissant l’unité de la Cité, est ce qui permet de distinguer la simple communauté, ou communauté par alliance, de la communauté proprement politique.
Mais si l’existence de la communauté politique dépend de la constitution, la forme particulière de la constitution dépend elle-même des caractéristiques de la communauté (selon, par exemple, que celle-ci est majoritairement composée de personnes riches ou pauvres). Ainsi, une communauté composée de manière plutôt homogène favorise une meilleure constitution, donc l’existence d’une meilleure communauté politique, plus vertueuse et plus heureuse.
Communauté politique et constitution participent ainsi à la fois à la détermination réciproque de leurs êtres respectifs et à la détermination de l’être de la Cité. Il nous faut donc d’une part élucider le lien de causalité entre communauté politique et constitution (notamment à travers l’étude de notions charnières comme celle d’habitude, qui dépend à la fois des deux notions), d’autre part nous demander dans quelle mesure ces deux notions épuisent le contenu de l’essence de la Cité, ou bien au contraire dans quelle mesure ce contenu leur échappe. Il nous faut donc étudier la distinction logique, opérée par Aristote, entre communauté politique et constitution.
Quel rôle déterminant la constitution joue-t-elle dans la forme de la communauté politique ? En quoi, à l’inverse, la forme de la constitution dépend-t-elle de la communauté ? Enfin comment se distinguent, à l’intérieur de la Cité, les notions de communauté et de constitution d’après la théorie aristotélicienne de la causalité ?

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En tant qu’organisation particulière de la communauté politique, la constitution détermine de manière essentielle la forme de cette communauté. Car la Cité se définit d’abord par la perception des valeurs (comme le juste et l’injuste) qui en découlent, par la justice qui en constitue la règle (c’est pourquoi elle est, selon une logique finaliste, par nature antérieure à des formes de communauté telles que le village ou la famille). Or c’est la constitution qui détermine la forme particulière de justice et de vertu civique qui doivent y régner, aussi bien à l’échelle individuelle que collective. Vertu et justice varient donc d’une communauté à l’autre d’après la constitution. C’est pourquoi Aristote distingue la vertu au sens absolu (agathos), celle de l’homme de bien, de la vertu au sens hypothétique, propre au citoyen d’une communauté déterminée.
Toutefois, si vertu et justice varient selon la constitution adoptée, cela ne signifie pas pour autant que la constitution définit ce qui est vertueux, conforme à la justice, et ce qui ne l’est pas. En effet, la constitution définit seulement ce qui est conforme à la justice dans une communauté politique donnée : « tous ceux qui discutent de la forme de gouvernement ne parlent de la justice que dans un sens partiel » (Politiques, III). Il existe ainsi des constitutions déviées, non-conformes à la justice au sens absolu. Les constitutions déviées sont celles qui, comme la tyrannie, ne sont pas établies en vue de l’avantage commun mais de celui d’un groupe restreint de citoyens.
Les notions d’éducation et d’habitude montrent à quel point la constitution participe à l’essence de la communauté politique. En effet, si l’on rappelle souvent que la constitution ne suffit pas à déterminer la Cité, puisque celle-ci dépend tout aussi bien de l’amitié (philia), ou affinité entre les citoyens, il reste que cette affinité elle-même est en partie garantie par l’éducation reçue et les habitudes acquises. Car ce qu’Aristote appelle, dans les politiques, l’amitié ou affinité, ce n’est pas une parfaite identité entre les citoyens – la Cité étant pluralité –, mais plutôt l’égalité et la similitude, c’est-à-dire une sorte de sens civique commun. Ce sont donc l’éducation et l’habitude qui, d’après Aristote, par le mode de vertu et l’affinité qu’elles inculquent, mènent la communauté à l’unité qui lui est propre. Or nombre des habitudes ainsi que le mode d’éducation des citoyens dépendent d’abord du choix, par la communauté, de la constitution. Ainsi, par exemple, « puisque chaque famille est une partie de la Cité, que les personnes font partie de la famille et qu’il faut considérer la vertu de la partie par rapport à celle du tout, on ne doit éduquer les femmes et les enfants qu’en considération du régime politique » (Politiques, livre I). Selon l’ontologie aristotélicienne, qui obéit à une logique de la finalité (où la partie est déterminée par rapport au tout, l’individu et la famille par rapport à la Cité), l’éducation individuelle est déterminée par rapport à la fin collective, fin qui, tout en se définissant comme recherche du bonheur et de la justice, est déterminée dans sa forme particulière par le choix de la constitution.
La constitution n’est pas seulement responsable de la forme de la justice adoptée par la communauté politique : elle détermine la survie même de la communauté (en réalité, les deux problèmes sont indissociables, puisqu’une constitution déviée, contraire à la justice et à l’intérêt commun, est naturellement menacée dans sa pérennité). En effet, les séditions, dans les communautés, naissent de l’inégalité des honneurs et des propriétés, de la concentration de la magistrature entre les mains de quelques citoyens et de l’exclusion du régime d’autres citoyens. Or de tels défauts découlent de mauvaises constitutions. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne la propriété, il appartient au législateur d’en organiser la distribution de la meilleure manière possible, celle-ci étant de faire de la propriété un bien « jusqu’à un certain point public, mais en règle général privé » (c’est-à-dire de faire de la propriété un bien privé tout en organisant son usage public). Il n’est pas jusqu’au désir même des citoyens de s’accaparer titres et honneurs qui ne dépende de l’éducation prévue par la constitution. C’est pourquoi Aristote écrit : « Il faut égaliser les désirs plutôt que les fortunes. Or c’est impossible si l’on ne donne pas par les lois une éducation convenable (Politiques, livre II).
Enfin, la dépendance ontologique de la communauté politique vis-à-vis de la constitution s’éprouve dans les changements constitutionnels. En effet, Aristote considère qu’il faut d’abord s’intéresser à la permanence de la constitution pour savoir si la Cité reste la même. Ainsi, si la constitution change, il faut considérer que la communauté, elle aussi, est devenue autre, même si par ailleurs les mêmes personnes y habitent. C’est donc la constitution qui, en tant que forme, détermine la communauté, et en fait une communauté proprement politique, en lui donnant son principe d’unité, et en la distinguant ainsi de la simple communauté d’alliance.
Mais si c’est d’abord la constitution qui, en tant que forme, détermine l’essence de la communauté, il se trouve que le contenu de cette communauté, c’est-à-dire les particularités de ses habitants, peuvent déterminer en retour la forme de la constitution. Comment caractériser alors le rapport entre communauté et constitution du point de vue de la dépendance de celle-ci envers celle-là ?


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Si la modification ou le dépérissement d’une constitution peuvent avoir une cause interne à celle-ci (lorsque la constitution est bâtie sur de mauvais principes), ils peuvent également avoir pour cause l’évolution de l’état de la communauté. Ainsi, par exemple, un accroissement disproportionné de la communauté peut avoir pour conséquence un changement de régime. Notons toutefois qu’il n’est pas aisé d’imputer à la communauté considérée à part la cause de ce changement. En effet, une bonne constitution peut garantir sa pérennité en prévoyant un certain régime de la natalité.
Or si on peut déjà distinguer une influence de l’état de la communauté vis-à-vis du sort de la constitution, cet état apparaît comme étant encore plus déterminant lorsqu’il s’agit d’établir une nouvelle constitution. Chaque communauté appelle alors, selon sa finalité naturelle, c’est-à-dire son degré de perfection, un type particulier de constitution, selon une logique hypothétique (c’est-à-dire une logique qui détermine la meilleure constitution non pas d’un point de vue absolu mais selon la communauté prise en considération) : « telle collectivité, écrit Aristote, est naturellement destinée à un gouvernement despotique, telle autre à un gouvernement royal, telle autre à un gouvernement constitutionnel (politie), et cela est juste et avantageux pour elles » (Politiques, III). Il précise : « Est propre à être gouverné par un roi le peuple qui a une aptitude naturelle à produire une « famille » d’une valeur incontestée dans la conduite des affaires de la cité ; est fait pour un régime aristocratique le peuple qui produit naturellement un corps de citoyens capables d’être gouvernés comme des hommes libres par des chefs aptes, grâce à leur valeur, à mener les affaires de la cité ; est adapté à une « politie » le peuple où existe naturellement une multitude au tempérament guerrier capable d’être gouvernée et de gouverner selon la loi qui répartit les magistratures entre les citoyens aisés d’après leur mérite » (ibid.). Une constitution apparaît donc comme étant une organisation particulière du pouvoir selon la loi propre de chaque communauté. Ainsi, les constitutions varient en considération de la taille des communautés, ainsi que de la prédominance et le degré de différence des éléments constitutifs de cette communauté. Dans une Cité nombreuse, il est préférable qu’un plus grand nombre de citoyens ait part aux magistratures. En ce qui concerne la prédominance et la différence des éléments constitutifs de la communauté, il convient surtout de considérer les différences de richesse, ainsi que la plus ou moins grande importance du nombre de riches et de pauvres. Cependant, nous pouvons faire à l’encontre de cet argument la même restriction qu’à l’argument précédent, à savoir que si l’état de la communauté détermine la forme de la constitution, il ne faut pas oublier que cet état lui-même a été déterminé par des constitutions antérieures (notamment, en ce qui concerne la richesse et la pauvreté, grâce au régime de répartition de la propriété). Par ailleurs, il faut noter que si Aristote procède ici selon une logique hypothétique, qui définit la meilleure constitution en fonction de chaque communauté, il n’exclut pas pour autant la détermination de la constitution la meilleure absolument parlant, ni la possibilité, pour chaque communauté politique, de se rapprocher de cette perfection (de la même manière, il considère certains régimes, comme la tyrannie, comme étant absolument contre-nature). C’est pourquoi, voyant, selon le principe éthique du juste milieu, dans la constitution et la communauté moyennes (c’est-à-dire les plus harmonieuses, là où le mélange des différents éléments est le plus parfait) le meilleur moyen pour la Cité de parvenir à la perfection, il n’exclut pas des mesures politiques comme l’ostracisme, évoquant à cet égard le conseil de Périandre à Thrasybule, de couper, dans le « champ », les « épis » démesurément grands ou petits.
Enfin, la dépendance de la constitution envers la communauté ne s’éprouve pas seulement lorsqu’il s’agit de définir le type de constitution qu’il convient d’adopter pour une communauté donnée, mais encore lorsqu’il s’agit de savoir s’il est avantageux, ou non, de modifier la constitution. En effet, même s’il s’agit d’une modification visant l’amélioration de la constitution de la Cité, il peut être préférable de ne pas opérer cette modification si l’amélioration est faible. Car l’habitude de modifier ou d’abroger les lois peut être plus maléfique pour une communauté que ne peut lui faire de bien une simple amélioration ponctuelle : « Quand l’amélioration est faible, et comme c’est un mal d’habituer les hommes à abroger les lois à la légère, il est clair qu’il faut tolérer quelques erreurs à la fois des législateurs et des gouvernants ; en effet, le bénéfice du changement sera moindre que le dommage résultant de l’habitude de désobéir aux gouvernants » (Politiques, II). Cela a pour cause le fait que la « loi, pour faire obéir, n’a d’autre force que l’habitude » (ibid.). La notion d’habitude nous mène ainsi non seulement à valoriser une constitution en fonction de sa stabilité, mais encore à relativiser l’importance, vis-à-vis du bien être de la Cité, du contenu spécifique de la constitution au profit de cette stabilité en ce qui concerne la communauté.
Nous sommes ainsi devant une difficulté logique majeure : si les éléments d’une constitution qui déterminent la forme de la communauté politique, comme la taille de la Cité, la répartition des richesses et les habitudes, déterminent aussi l’état de la constitution, comment démêler le statut causal et l’importance relative de chacun des termes de la Cité, la constitution, d’une part, et la communauté, d’autre part ? Comment peut-on même établir une telle distinction entre constitution et communauté, si on observe une telle imbrication, voire même une confusion des deux éléments dans la réalité de la Cité (puisque la communauté politique se définit d’abord par la constitution, et que celle-ci dépend de l’état de celle-là) ?


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La distinction entre communauté politique et constitution est une distinction purement logique, ou pour ainsi dire onto-logique (le discours logique étant énonciation de l’Etre), opérée dans l’esprit afin de répondre au besoin de distinguer différents types de cause. Il y a entre la communauté politique et la constitution une dépendance essentielle, selon laquelle aucune des deux notions ne peut exister sans l’autre, ne peut être trouvée dans la réalité séparément. On peut ainsi établir une comparaison entre la Cité et la sphère d’airain, évoquée par Aristote dans le livre D de sa Métaphysique : ni la sphère ni l’airain ne peuvent être trouvés séparément dans la nature. La sphère n’existe que si elle donne forme a une matière ; l’airain n’existe que sous une certaine forme particulière.
Communauté politique et constitution se distinguent dans la pensée selon la différentiation de la matière et de la forme. La constitution – en tant que forme – apporte à la communauté politique – en tant que matière – son mode d’être spécifique. Aristote écrit ainsi dans Politiques, VII : De même que les artisans en général, un tisserand ou un constructeur de navires, doivent disposer de la matière première appropriée à leur travail (et le produit de leur art est d’autant plus beau que cette matière se trouve mieux préparée), de même, l’homme d’Etat et le législateur doivent disposer d’une matière propre qui soit dans les conditions voulues ». En comparant la Cité à ce qu’il appelle l’objet d’une production par artifice, Aristote démêle les différentes causes, formelle, matérielle, efficiente et finale, qui la constitue. Ainsi, l’ensemble de la communauté constitue la cause matérielle de la communauté politique ; la constitution sa cause formelle ; le l’homme d’Etat et le législateur (issus également de la communauté) sa cause efficiente ; enfin le bien et la justice sa cause finale. En tant que causes de l’être de la Cité, chacune des deux notions, communauté politique et constitution, peut être désignée comme étant la « nature » de la Cité. Car « un objet naturel vient de l’union de la matière et de la forme […]. Et non seulement la matière première est une nature […], mais encore est une nature la forme ou essence, car elle est la fin du devenir ». Ainsi, si l’essence, l’être de la Cité doit se dire d’après la constitution, il est inséparable de la communauté.
Mais la distinction entre causes, fins et moyens ne nous révèle pas seulement la place respective des notions de communauté politique et de constitution dans la nature de la Cité. En effet, cette distinction nous mène aussi à prendre en considération une série d’éléments qui, relevant de la propriété, ne font pas directement partie de la communauté politique, mais qui sont pourtant indispensables à sa pérennité. Tel est le cas des esclaves et travailleurs manuels, qui ne sont pas comptés au nombre des citoyens mais dont la Cité dépend.

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Communauté politique et constitution participent ainsi à la nature de la Cité. En tant que forme, c’est la constitution qui définit l’être de la Cité, qui lui donne son essence politique propre. Seule une bonne constitution est capable de mener la Cité, à la fin qui lui est propre, c’est-à-dire à la vie conforme au Bien, à la Justice et au Bonheur.
Cependant, la forme de la constitution dépend elle-même des traits particuliers qui composent la Cité. C’est pourquoi Aristote ne définit pas seulement le Bien et la Justice absolument, mais aussi relativement à chaque forme particulière de communauté.
Communauté politique et constitution se déterminent ainsi l’une l’autre à l’intérieur d’un devenir, dans lequel la Cité, comme toute chose qui se génère et se corrompt, se trouve engagée.

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