lundi 20 novembre 2006

Etat, société et démocratie au Brésil

La participation politique: Etat, société et démocratie au Brésil


Ce texte est une introduction sommaire aux questions liées à la participation démocratique dans le régime politique brésilien. S'il évoque les textes de théoriciens à ce propos, il ne s'attarde pas à leur analyse détaillée. Des articles plus précis seront publiés ultérieurement dans ce but.




Depuis la fin de la dictature et la mise en place d’une Constitution démocratique en 1988, le Brésil voit s’amorcer un large mouvement qui tend à renforcer les dispositifs de participation populaire au sein des institutions politiques. Ainsi, de nombreux discours prononcés par des dirigeants politiques au long des vingt dernières années évoquent une volonté de réformer les pratiques gouvernementales en ce sens. Selon ces discours, le suffrage universel, s’il fonde une certaine légitimité institutionnelle, ne suffit pas, à lui seul, à garantir le succès des réformes sociales. D’où la nécessité de multiplier la participation démocratique au sein des gouvernements locaux ou à travers l’activité associative.
Ces discours politiques adhèrent implicitement à une conception particulière de la pratique politique, de ce qui constitue son objet spécifique et de son lien aux populations. En effet, ils prennent en compte l’existence d’une puissance démocratique capable de donner aux pratiques gouvernementales leur force, leur sens et leur efficacité.

Si la situation politique du Brésil, depuis la fin des années 1980, n’est pas étrangère aux tendances qui affectent de manière indistincte l’ensemble des pays démocratiques – c’est-à-dire principalement une dérégulation des économies nationales et une réduction de l’intervention étatique – elle présente néanmoins une série de traits originaux qui nous permettent d’envisager la question de la participation politique sous un jour rénové. Ainsi, la réalité politique du Brésil, contrairement à ce que peuvent laisser penser certains courants militants (qui appartiennent d’ailleurs à des tendances très diverses et même opposées), ne réfléchit pas le débat dualiste entre gouvernance et activité sociale. Elle nous aide plutôt à poser le problème autrement.

On peut considérer que la participation politique est à la source de la fin de la dictature militaire et du retour à la démocratie brésilienne. En effet, cet événement politique majeur s’est produit à la suite du surgissement de nouvelles organisations au sein de la société civile, de nouveaux cercles de débat autour de thèmes sociaux tels que la richesse ou l’éducation (notamment à l’instigation d’une partie de l’Eglise catholique en rupture avec le régime dictatorial), enfin à cause du discrédit du gouvernement militaire auprès de l’opinion publique (du fait de son incapacité à assurer le développement du bien être social et de son échec dans la gestion des questions économiques). Cette nouvelle donne aboutit à la mise en place d’une campagne en faveur du suffrage universel direct, avec de grandes manifestations populaires relayées par l’action du parti officiel d’opposition au régime (le PMDB) et de son éminent ressortissant, Ulisses Guimarães (voir photos ci-contre). Une fois les militaires déchus du pouvoir, la participation politique fut inscrite dans la nouvelle Constitution nationale de 1988 – dite «Constitution citoyenne» – et mise en place au sein des gouvernements locaux ainsi que des associations. La Constitution est ainsi marquée par une volonté certaine de donner plus de pouvoir aux localités et aux organisations de la société civile. Elle prévoit une série de dispositifs institutionnels permettant des initiatives citoyennes dans la gestion des affaires publiques, des initiatives qui vont bien au-delà des élections, surtout au niveau des municipalités. Enfin, l’évolution de la législation brésilienne depuis cette époque vient confirmer cette tendance, avec la mise en place de certaines lois qui visent le renforcement du pouvoir démocratique dans la gestion publique (à l’exemple de la loi n° 10.257 du 10 juillet 2001, qui réglemente le statut des villes, et définit l’obligation d’un « plan directeur » de gouvernance dans les municipalités de plus de 20 000 habitants, entre autres dispositions). La participation politique constitue donc désormais un facteur certain de démocratisation et d’innovation du système politique.

Néanmoins, le retour de la démocratie est suivi de près par un changement important de la donne politique. Les premières élections présidentielles enregistrent un résultat dérisoire de la force politique qui représentait, jusqu’alors, la lutte démocratique (le PMDB d’Ulisses Guimarães) et la victoire du candidat Fernando Collor de Mello, élu sur un discours de rupture et de modernisation. C’est le début d’une domination de la politique par les discours anti-étatiques et par les grandes mesures de déréglementation économique. Après le renversement de Collor par une procédure d’impeachment, la scène politique est dominée par deux nouveaux grands partis nés à São Paulo, le PT et le PSDB. Or ces deux grands partis sont tous les deux issus d’une critique de l’Etat et de la mise en avant d’une logique de marché. En effet, le PT de Luis Inácio Lula da Silva, issu du syndicalisme ouvrier de la région industrielle de l’ABC paulista, est rompu aux pratiques de négociation. Il invoque, jusqu’à l’élection de Lula en 2003, un discours de lutte de classes qui a pour corollaire la domination de l’appareil étatique par une élite corrompue (c’est le fameux discours de Lula sur les « 300 bandits travestis en docteurs », qui fait référence aux députés siégeant au Congrès fédéral). Le PSDB, quant à lui, défend la vision d’un Etat historiquement dominé par des structures archaïques conservatrices, de l’inéluctabilité de la domination des structures financière internationales et de la nécessité de réduire l’Etat pour laisser de plus en plus de place à une modernisation par le biais de l’ouverture à l’action des marchés financiers. Au-delà du débat entre ces deux forces politiques, l’arrivée du PT au pouvoir consacre le refus de l’Etat, le triomphe des politiques de marché et des politiques sociales d’assistance qui mettent en cause la primauté de la participation politique[1].
Ainsi, cet aspect apparemment conjoncturel de la vie politique brésilienne recèle, au-delà de l’opposition radicale entre deux forces politiques – issues respectivement du matérialisme et de l’économie néo-classique – un débat philosophique sur les fondements et le rôle de l’Etat ainsi que sur les forces présentes au sein de la société (les organisations civiles et le marché)[2]. La mise à jour d’une structure étatique marquée par le patrimonialisme et par des pratiques corporatistes, au moment même où elle défait les illusions contractualistes, pose la question délicate de la place de l’Etat au sein des réformes démocratiques. Pour les uns la critique du fonctionnement institutionnel recèle un caractère historique et inéluctable, conduisant à une mise en valeur des organisations sociales non-gouvernementales. Pour les autres, il faut souligner le mode spécifique de construction et de développement du Brésil par le biais de l’action publique, mettant en avant l’articulation subtile entre le rôle primordial des institutions politiques représentatives et les forces présentes au sein de la société[3].
Enfin, cette discussion sur la nature et le rôle de l’Etat par rapport à la société nécessite pour sa compréhension l’éclaircissement de la difficulté pratique de mettre en place des institutions publiques qui soient capables d’assurer la représentation de toute la diversité présente sur l’immense territoire brésilien tout en garantissant l’unité nationale. En effet, c’est là précisément le défi historique qui s’est posé, du XVI siècle à la deuxième moitié du XX, aux divers dirigeants politiques, et qui est à l’origine des caractéristiques propres aux institutions gouvernementales[4].
L’interrogation sur la participation politique porte donc avec soi une interrogation sur la place des pouvoirs publics dans l’organisation de la vie sociale. La participation politique ne peut pas être comprise à l’écart d’un certain projet politique.D’où la nécessité de confronter les critiques de l’idéologie du pouvoir et l’importance d’un projet public. Seule la remise en cause de l’opposition radicale de ces deux types de vision semble pouvoir nous amener à une compréhension pertinente de ce qu’est la participation politique, notamment sous ces formes les plus innovantes.

Pour étayer le débat sur rapport entre Etat et société, duquel dépend le sens de la notion de participation politique, les théoriciens empruntent divers concepts appartenant à la tradition philosophique européenne, dont ils usent avec plus ou moins de liberté pour caractériser la situation brésilienne. Ainsi par exemple Sérgio Buarque de Holanda emprunte-t-il à la lecture d’Alexis de Tocqueville l’opposition entre révolution et révolution démocratique, afin de déjouer les politiques conservatrices faussement révolutionnaires et de décrire le mode spécifique de démocratisation propre aux institutions brésiliennes. Tout en s’appropriant cette interprétation, l’auteur contemporain Luís Verneck Vianna y apporte le concept d’acteur emprunté à Antonio Gramsci, afin de mieux souligner l’existence d’une force politique intrinsèquement démocratique, capable de déterminer les lignes d’action conduites par les représentants. Selon une autre lecture politique, Raymundo Faoro utilise, afin de caractériser les règles historiques de fonctionnement de l’Etat, la notion weberienne d’état (entendue comme un corps de fonctionnaires au service d’un pouvoir extrêmement centralisé). Ces divers emprunts visent la caractérisation d’un modèle politique fortement héritier de la tradition ibérique, mais contenant néanmoins des traits qui lui sont propres, et qui déterminent une voie de modernisation très particulière. Ainsi, tradition philosophique et réalité politique s’enrichissent mutuellement : les concepts de l’analyse traditionnelle aident à penser la spécificité d’une situation qui, à son tour, contribue au renouvellement de certaines questions politiques classiques liées au problème de la participation. Face au défi que pose la coexistence d’une tradition autoritaire et d’un pouvoir démocratique, d’un archaïsme persistant et d’une modernité grandissante, l’on a recours à des notions qui aident à penser une réalité contradictoire, afin de mieux saisir le difficile avènement d’une démocratie sociale effective.

Aujourd’hui encore, l’absence de politiques publiques fondamentales (touchant à l’éducation, à la santé, au travail, enfin à l’ensemble des conditions sociales d’existence) et l’absence de concertation gouvernementale (le Brésil étant une Union Fédérative) conduisent à une forte limitation de l’impact de la participation politique et continue de freiner la démocratisation du pays, le démantèlement des forces oligarchiques traditionnelles et la redistribution des ressources nationales. Grande oubliée des politiques publiques, la société manifeste sa puissance à travers des formes innovantes d’expression et d’organisation, mais qui requièrent une plus grande intégration au sein des projets institutionnels. Le cas brésilien montre donc à la fois l’importance de la participation politique dans les politiques publiques, son pouvoir d’informer la vie politique d’un pays, et la nécessité d’articulation de cette participation à un projet de gouvernance. Il nous montre l’intégration des forces démocratiques au sein des institutions et les résistances rencontrées par ces forces démocratiques au sein de la société et de l’appareil étatique.



Notes:
[1] Sur l’arrivée sur la scène politique de ces deux grands partis et le rejet de la tradition républicaine qui en découle, voir Luís Verneck Vianna, La Gauche Brésilienne et la Tradition Républicaine, ed. Revan.
[2] Voir Lourdes Sola (org), Etat, Marché et Démocratie.
[3] Ce débat est mené par des auteurs comme Raymundo Faoro, Simon Swartzman et Luis Verneck Vianna.
[4] Luís Verneck Vianna souligne ainsi le caractère territorial de l’entreprise de construction de l’entité nationale qu’est le Brésil (in La Révolution Passive, Ibérisme et Américanisme au Brésil).

1 commentaire:

bonini a dit…

Antoine,
muito bom o seu resumo. Não existem mais dúvidas sobre o avanço democrático, no Brasil, no período pós ditadura. Porém problemas políticos estruturais ainda persistem. Apesar de estar havendo, a cada eleição, uma renovação no quadro político o problema das oligarquias, do coronelismo e do populismo (com a queda dos dois primeiros e o aumento do último)ainda rondam o quadro político brasileiro. O grande avanço democrático brasileiro se deu com a eleição de um operário para a presidência da república junto com a esperança de grandes mudanças na área social e de quebra do feudalismo político existente. Porém o populismo e a ânsia (ou ganância) de poder falaram mais alto. A união das forças progressistas do Lula com as antigas, e corruptas, oligarquias nos trazem, agora, desesperança. Vamos esperar a formação deste novo governo Lula e uma nova análise filosófica sua sobre o novo quadro político brasileiro que começará em 2007.
Mario Bonini