samedi 11 novembre 2006

Kant et le droit public

Selon Kant (in Métaphysique des Moeurs, Doctrine du Droit), l’obligation politique, à travers l’idée de contrat civil originaire, fonde l’état juridique dans lequel ont lieu les relations entre citoyens, et se trouve ainsi, à travers les principes qu’elle instaure, à l’origine de toute obligation civile.
Le droit public est l’ensemble des lois constitutionnelles qui, se trouvant à l’origine de l’état de droit, permet à chacun de « recevoir sa part de ce qui est de droit ». L’Etat est l’union de la multiplicité des citoyens sous les lois juridiques. Par le contrat originaire donnant naissance au droit public et à l’Etat, chaque citoyen renonce à sa « liberté extérieure » pour la recouvrer en tant que membre de la République, c’est-à-dire « du peuple considéré comme Etat ». La liberté entre les citoyens est donc le principe qui préside à la fondation du droit – dont le principe est défini comme « état ou l’arbitre de l’un peut être compatible avec l’arbitre de l’autre ». Or le principe de liberté qui préside au contrat crée pour l’Etat une obligation vis-à-vis des citoyens et, inversement, pour les citoyens une obligation vis-à-vis de l’Etat : « l’esprit de ce contrat originaire (anima pacti originarii) contient l’obligation pour le pouvoir constituant de rendre adéquat à cette Idée [de liberté] le mode de gouvernement et ainsi de le transformer peu à peu de manière continue, si cela ne peut s’effectuer d’un seul coup, de manière qu’il vienne à s’accorder dans ses effets avec la seule constitution conforme au droit, j’entends celle d’une pure république, et que ces anciennes formes empiriques (statutaires) qui servaient simplement à produire la sujétion du peuple se dissolvent dans la forme originaire (rationnelle) qui seule prend la liberté pour principe, pour condition même de toute contrainte». L’Etat a donc l’obligation de conformer son gouvernement à la liberté telle qu’elle est définie rationnellement. Inversement, les citoyens doivent se soumettre à l’Etat et obéir au souverain de manière inconditionnelle : « contre le souverain législateur de l’Etat, il n’y a aucune résistance du peuple qui soit conforme au droit » (notons toutefois que l’Etat en tant que pouvoir constituant et l’ensemble des citoyens, détenteurs du pouvoir législatif, ne sont pas envisagés séparément, contrairement à ce qu’il en est, vis-à-vis du peuple, des pouvoirs exécutif et judiciaire. L’obligation pour le pouvoir constituant de conformer les lois au droit rationnel apparaît donc comme une obligation des citoyens envers eux-mêmes, et se traduit dans les faits par une obligation des députés envers le peuple). Les citoyens ont également l’obligation de contribuer à la survie de l’Etat dont ils font partie, à travers, notamment, la fiscalité (ainsi, par exemple, l’impôt public payé par les citoyens les plus riches équivaut à une soumission de ceux-ci à la protection de l’Etat et à la sollicitude, et constitue une obligation de contribuer à la subsistance des concitoyens).
Ce lien d’obligation politique est au principe de tout contrat civil entre citoyens dans la mesure où il y fait régner la liberté en tant que principe rationnel et où il conditionne les décisions de justice d’après un principe d’égalité formelle.

Ce que présuppose cette relation entre l’obligation politique et l’obligation juridique en général, outre l’idée d’un contrat civil originaire, c’est une conception du droit et du pouvoir judiciaire comme fonctionnant selon des lois universelles fondées à priori sur la raison. C’est en effet la raison qui préside à la formation de l’Etat, de ses institutions, ainsi qu’à leur mode de fonctionnement : « les trois pouvoirs présents dans l’Etat, qui procèdent du concept d’une république en général, ne sont qu’autant de relations venant s’inscrire dans la volonté unifiée du peuple, telle qu’elle découle a priori de la raison, et ils correspondent à une idée pure, possédant une réalité objective pratique, de ce qu’est un chef d’Etat ».
Le caractère fondamental de l’obligation politique par rapport à l’obligation civile s’explique ainsi par le fondement rationnel du droit. De ce fondement rationnel découle la finalité pratique du droit, qui est aussi finalité pratique de la raison. Cette finalité se trouve dans la réalisation, autant qu’il est possible, de la paix universelle : la « pacification universelle et perpétuelle constitue, non pas simplement une partie, mais le but final tout entier de la doctrine du droit dans les limites de la simple raison ; car l’état de paix est seul l’état où le tien et le mien se trouvent garantis par des lois au sein d’une masse d’hommes voisins les uns des autres, réunis par conséquent dans une constitution dont la règle ne doit toutefois pas être tirée de l’expérience de ceux qui s’en sont jusqu’alors trouvés le mieux possible, comme si elle pouvait devenir une norme pour d’autres : en fait, elle doit être dérivée a priori par la raison de l’idéal d’une association des hommes sous des lois publiques en général ».
Or la conception kantienne du droit comme doctrine fondée sur des principes établis rationnellement, selon les règles a priori de la raison, ignore le caractère profondément historique des valeurs auxquelles elle se réfère. Sans leurs contenus positifs réels, des principes comme la liberté, censés fondés le droit, perdent eux-même tout fondement, deviennent des notions vides. La liberté n’a pour sens que le fruit de négociations entre des agents sociaux qui luttent pour la défense de leurs droits, et, par là même, pour l’approfondissement du contenu réel du droit. Parce qu’elle ignore ses présupposés historiques, la conception kantienne du droit constitutionnel fige l’expression du pouvoir constituant, empêchant toute réforme juridique, et ce malgré les objectifs affichés (en effet, la subordination du pouvoir constituant au pouvoir exécutif du chef de l’Etat annule le caractère actuel du premier et ne laisse subsister qu’une série de textes législatifs figés et soumis au bon vouloir du prince).
L’obligation politique devient la mise en œuvre d’une conception particulière du droit, celle qui définit le droit d’un point de vue purement formel, et pour ainsi dire négativement ; qui pense le droit seulement d’après la défense de la propriété privée et la régulation formelle du commerce ; enfin qui conçoit l’Etat comme Etat protecteur, ayant pour fonction exclusive le maintient de la sécurité. Le caractère exclusivement formel et négatif du droit tel qu’il est conçu par Kant se révèle par le fait que le droit ne s’intéresse qu’à la forme procédurale du lien d’obligation, et non pas au contenu de la créance ou de la dette, éludant ainsi la nécessité fondamentale pour le droit d’établir une équivalence plausible dans les termes de l’échange : « la question n’est pas posée de savoir si quelqu’un, avec la marchandise qu’il m’achète pour son propre commerce, pourrait trouver aussi son bénéfice ou ne le pourrait pas, mais c’est seulement la forme de la relation entre les arbitres présents des deux cotés que l’on interroge, en tant qu’ils sont considérés simplement comme libres, et cela pour savoir si l’action de l’un des deux se laisse concilier avec la liberté de l’autre selon une loi universelle ». La loi du talion, qui prétend être le principe d’application de la justice dans cette doctrine en se fondant sur l’égalité formelle, n’exprime aucun contenu réel si on ne définit pas, d’après des processus de négociation des valeurs, une équivalence entre les éléments qui constituent la dette et la créance. Ainsi, par exemple, la valeur en argent comptable à restituer pour un dommage moral infligé ne peut être déterminée que d’après un consensus éthique dont l’ultime fondement n’est pas rationnel mais arbitraire.
Si le principe de la doctrine du droit révèle son caractère exclusivement formel, son but révèle son lien profond avec un intérêt social particulier, celui de la propriété privée et de la régulation formelle des relations commerciales : « La doctrine du droit veut savoir avec fermeté (avec une précision mathématique) ce qui est pour chacun le sien ». Or ce qui pour chacun est le sien ne peut pas faire l’objet d’une définition scientifique, mais seulement de négociations sociales visant la reconnaissance juridique d’intérêts particuliers. Le problème de la justice distributive, par exemple, devient exclusivement, dans la pensée kantienne, un problème de sécurité publique ; l’obligation pour les plus riches de contribuer à la subsistance de leurs concitoyens ne relève pas de la reconnaissance d’un principe social d’égalité mais seulement d’un souci de maintient de l’ordre public dont dépend la pérennité de l’Etat.
A cela nous pouvons ajouter une objection de type logique : L’idée de contrat civil originaire, en tant qu’elle contient la notion de contrat, présuppose l’existence d’un état de droit et d’une réglementation juridique susceptible d’encadrer la contraction d’une obligation, état de droit et réglementation juridique que le contrat originaire prétend pourtant fonder.
De ces arguments il ressort que l’obligation politique ne saurait constituer un fondement rationnel pour l’obligation civile. L’obligation politique n’est donc pas au principe du pouvoir constituant, mais se définit plutôt comme une obligation civile parmi d’autres, une obligation civile qui présente la particularité d’inclure l’Etat comme titulaire de la dette ou de la créance. Or cette nouvelle manière de concevoir l’obligation politique à l’intérieur du cadre général des obligations juridiques n’entraîne pas seulement une modification de principe, de la manière de considérer le fondement de l’obligation juridique : elle entraîne la modification du contenu même de l’obligation politique, désormais rabattue au rang d’obligation juridique parmi d’autres. Quelles différences de contenu, pour l’obligation, la divergence de pensée par rapport à la conception de l’obligation politique comme fondement de toute obligation juridique engendre-t-elle ? Quelle est alors la particularité de l’obligation politique par rapport au modèle de l’obligation civile ?


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La doctrine kantienne du droit, qui fait reposer le fondement de l’obligation juridique sur l’obligation politique, et le fondement de celle-ci sur les règles a priori de la Raison, vise la prescription au peuple des règles d’après lesquelles chacun peut acquérir quelque chose ou conserver ce qui est sien. Or elle aboutit à une conception du lien d’obligation politique reposant sur deux caractéristiques majeures, et qui distingue l’obligation politique dans l’ordre général de l’obligation juridique. Ces caractéristiques découlent essentiellement du principe de séparation, de répartition et de subordination des différents pouvoirs les uns vis-à-vis des autres. Il s’agit d’une part de la soumission inconditionnelle des sujets envers le souverain, agent de l’Etat, et d’autre part de la reconnaissance de soi-même dans l’Etat dans la mesure où le citoyen est membre de cet Etat. Ces deux caractéristiques – qui peuvent paraître, au premier abord, paradoxales – découlent, pour l’une d’entre elles, de la détention par le souverain du pouvoir exécutif et punitif, et pour l’autre, de la détention par le peuple du pouvoir législatif. Le souverain, par son pouvoir d’obliger le peuple, est ainsi le garant de la pérennité de l’Etat, alors que le peuple, à travers le contrat civil originaire, est tenu pour être son fondateur. C’est d’ailleurs ce dernier élément qui garantit l’égalité civile dans les rapports d’obligation entre les citoyens, comme le montrent les attributs de la citoyenneté : « les membre d’une société, c’est-à-dire d’un Etat, réunis pour légiférer, s’appellent citoyens, et les attributs juridiques inséparables de leur essence (en tant que telle) sont la liberté légale de n’obéir à aucune autre loi que celle à laquelle le citoyen a donné son assentiment ; l’égalité civile, consistant pour chacun à ne reconnaître vis-à-vis de soi, dans le peuple, d’autre supérieur que celui qu’il a tout autant le pouvoir moral d’obliger juridiquement que celui-ci peut l’obliger ; troisièmement, l’attribut redevable de son existence et de sa conservation, non à l’arbitre d’un autre au sein du peuple, mais à ses propres droits et à ses propres forces comme membre de la République, par conséquent la personnalité civile, à savoir le fait de ne pouvoir être représenté dans les affaires de droit par aucun autre ». L’obligation politique s’exprime ainsi à travers ce paradoxe de la conciliation de l’obéissance du peuple et du pouvoir constituant du peuple, paradoxe qui découle de la différence fondamentale entre obligation politique et obligation civile et qui se résout par les idées de séparation des pouvoirs et d’obéissance du peuple envers lui-même. Ce paradoxe est exprimé dans le contenu de la définition des dignités politiques : celles-ci « contiennent le rapport entre un souverain universel (qui, considéré d’après des lois de la liberté, ne peut être autre que le peuple unifié lui-même) et la multitude des individus de ce même peuple envisagé comme sujet, c’est-à-dire le rapport entre celui qui commande (imperans) et celui qui obéit (subditus) ».
C’est donc la spécificité du lien d’obligation qui distingue ici l’obligation juridique de l’obligation civile. Le souverain n’a envers le peuple aucun devoir, aucune contrainte, fait qui découle de la supériorité de son pouvoir sur le pouvoir législatif : « si l’organe du souverain, le régent, se comporte à l’encontre même des lois, si par exemple il va, en matière d’impôts, de recrutements, etc., contre la loi de l’égalité dans la répartition des charges publiques, le sujet a certes le droit de faire valoir des doléances contre cette injustice, mais il ne saurait opposer aucune résistance ». A l’inverse, l’égalité civile consacre les rapports d’obligation entre citoyens. C’est pourquoi Kant désigne la division entre le souverain et le peuple comme l’ « unique division naturelle », réfutant ainsi toute autre division indépassable dans l’ordre social (comme celle, par exemple, entre la noblesse et la plèbe). Mais puisqu’elle est immédiatement subordination, cette division annule l’actualité du principe de séparation des pouvoirs, renvoyant la réalité du pouvoir constituant des citoyens à une simple hypothèse logique, à une fiction rationnelle – celle du contrat originaire –, et annulant dans les faits, comme il a déjà été dit ci-dessus, toute réalité des forces réformatrices, tous les pouvoirs étant concentrés entre les mains d’un seul. Kant évoque ainsi explicitement le fait que toute réforme constitutionnelle ne saurait être opérée que par le souverain lui-même.
Or c’est cette division fondamentale entre les deux types d’obligation – obligation politique et obligation juridique – qui perd sa consistance lorsqu’on cesse de faire valoir l’obligation politique comme fondement de toute obligation juridique. Cette perte de consistance se traduit précisément par la modification des deux caractéristiques majeures de l’obligation politique telle que celle-ci est envisagée dans la doctrine kantienne du droit, soumission envers le souverain et reconnaissance de soi-même dans l’Etat. En effet, si l’on nie le caractère fondateur de l’obligation politique par rapport à l’état juridique, le lien d’obligation entre Etat et citoyen devient un lien d’obligation juridique comme un autre, à cette exception près que seulement l’une des parties constituant le lien d’obligation est proprement une partie civile. Dans le lien d’obligation, chaque partie, citoyen ou Etat, peut-être débiteur ou créancier, et exiger devant le tribunal son dû. Le citoyen lésé peut exiger de l’Etat des dommages et intérêts tout comme celui-ci peut, par ordre d’un tribunal, exiger du citoyen des contributions ou lui infliger des sanctions de divers ordres. A la perte du lien univoque d’obéissance, tel qu’il était envisagé par Kant, se joint la perte de l’identité entre Etat et citoyen dans le champs du droit. Le rôle du droit n’est plus alors de régler les différents entre citoyens sous le contrôle de l’Etat, mais de régler sous le seul contrôle du tribunal les différents entre personnes morales, dont l’Etat peut éventuellement faire partie. Il s’agit là d’une séparation entre la question juridique de l’obligation et la question proprement politique de la représentation.
Mais comment conserver, dans ce nouveau système, l’actualité du pouvoir constituant ? Comment conserver les principes de liberté et d’égalité entre les parties du lien d’obligation si les citoyens ne se reconnaissent pas comme titulaires, tout autant que l’Etat lui-même, des lois et pouvoirs qui régissent le lien? Certes, une réelle séparation des pouvoirs, séparation qui serait aussi complète autonomie de chacun de pouvoirs, paraît à même de garantir l’équité entre les parties du lien d’obligation. A cela, nous pouvons ajouter la particularité de nos régimes démocratiques où, par le biais de la représentation politique, le pouvoir législatif émane du peuple. Mais le problème du rapport de l’obligation politique à l’obligation juridique nous mène à un questionnement au-delà du fait de savoir si, oui ou non, l’obligation politique constitue, à l’intérieur du cadre juridique, une obligation particulière, plus ou moins proche de l’obligation civile. En effet, puisque nous avons vu que l’obligation politique juridiquement définie ne peut pas être à l’origine de l’obligation civile, la question se pose pour savoir s’il y a un type d’obligation politique qui échappe au domaine de l’obligation juridique, et pour ainsi dire à l’emprise du droit ?


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En consacrant une rupture, à travers l’idée de contrat civil originaire, entre l’état de nature et l’état juridique, la doctrine kantienne du droit considère deux domaines du droit comme étant radicalement distincts et incompatibles l’un avec l’autre : le droit-puissance, relégué à un lointain et hypothétique état de nature, et le droit proprement dit, énoncé d’après les textes juridiques en vigueur. Au principe de cette distinction radicale, se trouve la distinction entre deux types de liberté : la liberté extérieure, accordée à la puissance naturelle de l’individu, et la liberté civile, dont le principe est la compatibilité, garantie par le droit, avec l’arbitre d’autrui. Or il apparaît, d’après les arguments énoncés ci-dessus, qu’une telle séparation entre la puissance et le droit relève d’un argument métaphysique sans fondement dans la réalité. L’hypothèse rationnelle du contrat civil originaire, en instaurant le règne de la finalité dans le droit, pense la réalité selon de purs principes métaphysiques, étrangers aux ressorts réels des relations sociales. Au lieu de considérer, à travers la réalité des rapports sociaux, le lien fondamental et permanent entre droit puissance et droit législatif, il fait valoir, à travers des principes rationnels, une coupure ponctuelle, définitive et absolument discontinue entre les deux domaines.
C’est contre ce préjugé finaliste que Friedrich Nietzsche opère, dans la Généalogie de la Morale, une généalogie des liens juridiques afin de déterminer le rapport entre puissance et législation. Comme Kant, Nietzsche lie l’obligation au commerce ; mais ce lien n’est plus ici un lien de finalité, c’est un lien d’origine. Nietzsche place dans l’estimation de la valeur de l’échange, ainsi que dans l’avènement de la promesse et de la mauvaise conscience, auxquelles sont liées la reconnaissance des valeurs d’autrui (c’est-à-dire la domination de ces valeurs), l’origine du lien d’obligation. Ainsi, l’obligation civile devient le fruit de la confrontation de valeurs et de la domination de valeurs particulières grâce à la Volonté de Puissance des hommes. C’est dans cette lutte des valeurs pour la domination ou, pour ainsi dire, pour la reconnaissance de leur valeur, que se définit une obligation politique non juridique. Celle-ci ne se confond pas avec le droit proprement dit, mais se trouve à l’origine de son expression, qui en est comme le reflet.
Si donc on définit l’obligation comme le moment écoulé entre une promesse de dette et son acquittement, moment qui contient tout entier l’existence de cette obligation, on peut définir l’obligation politique comme le moment entre l’imposition d’une valeur dominante et la reconnaissance institutionnelle de cette valeur comme valeur proprement institutionnelle. Or il ne s’agit pas là d’un moment dont l’extension peut être chronologiquement définie, mais plutôt du moment d’affrontement, de lutte, moment furtif ou long processus historique, où se joue le renversement des valeurs.
Ainsi, si l’origine du droit peut être élucidée généalogiquement grâce à l’étude des rapports politiques, si les textes législatifs gardent profondément la trace de ces rapports, l’obligation politique se distingue de l’obligation juridique par son mode particulier d’existence, ainsi que par le type de dette et de créance qu’il entraîne. Contrairement à l’obligation juridique, l’obligation politique n’a pas pour condition la reconnaissance juridique d’une dette, mais la reconnaissance sociale d’un droit. C’est une activité comportant une dimension revendicatrice, et dont la revendication est précisément celle de la reconnaissance d’un principe constitutionnel.
Le droit-puissance a le pouvoir, à travers l’activité politique des citoyens, de renouveler l’exercice du pouvoir judiciaire. Dans ce cadre, une obligation politique non-judiciaire peut être définie comme un acte dont la signification aspire à être reconnue comme universelle, entraînant par là la reconnaissance juridique d’un nouveau droit constitutionnel, avec lequel le droit civil doit se conformer. Le mode d’existence de l’obligation politique devient ainsi celui-là même que Kant refuse dans le cadre de sa doctrine rationnelle et finaliste : celui du caractère normatif de l’activité politique vis-à-vis de la pratique judiciaire.


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L’obligation politique, si elle participe au domaine de l’obligation juridique, ne s’y épuise pourtant pas complètement. Elle peut donc être envisagée de deux manières distinctes : obligation civile particulière impliquant l’Etat, ou reconnaissance d’un principe constitutionnel d’après lequel se règlent les rapports civils. Mais cette dernière définition ne peut nous conduire à envisager les principes constitutionnels comme des principes rationnels sur lesquels reposent les formes des rapports judiciaires, mais plutôt comme des consensus sociaux définissant la valeur des échanges à l’intérieur des liens juridiques d’obligation. Cette dernière précision implique des conséquences fondamentales dans la mesure où elle redonne à la notion de principe constitutionnel son caractère proprement historique et social, contre toute tentative d’ « essentialisation » ou « absolutisation » de cette notion. Ceci permet d’une part de considérer la possibilité de renouvellement des principes constitutionnels, à travers l’activité des agents sociaux pour la reconnaissance institutionnelle de certaines valeurs ; d’autre part de considérer le lien d’obligation politique comme lien d’obligations réciproques, plurielles et variables entre citoyens et Etat, et non pas comme un simple échange permanent de l’obéissance inconditionnelle contre la protection civile.

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