Les choix collectifs, parce qu’ils doivent s’effectuer face à une réalité sociale donnée et en vue d’une finalité commune, doivent prendre en compte des priorités en fonction de l’état d’ une société. Or la détermination de ces priorités ainsi que celle des moyens pour y parvenir nous montre l’importance d’une analyse sociale rigoureuse et pose la délicate question des choix politiques les meilleurs.
L’expérience du voile d’ignorance, telle qu’elle est décrite par John Rawls dans Théorie de la Justice, se présente à cet égard comme une méthode rationnelle pour déterminer un choix collectif selon des priorités politiques qui obéissent aux principes de la justice sociale. Il convient donc de peser la pertinence de cette méthode, qui se confronte à d’autres moyens de définir et de mettre en œuvre des politiques de priorité : l’expertise sociale, la procédure du vote à la majorité, la détermination d’une satisfaction moyenne des intérêts en jeu.
Parmi les domaines auxquels s’appliquent les choix collectifs, celui de l’éducation est sans doute l’un des plus sensibles. Car il détermine en une large mesure l’organisation de la structure sociale d’après une certaine distribution des rôles à l’intérieur de cette structure. Le degré d’ouverture d’accès au système éducatif, la plus ou moins grande perméabilité sociale qu’il permet sont ainsi des problèmes fondamentaux dont dépendent toutes les sociétés.
Comment expliquer, à partir de la question de l’éducation, l’importance de la détermination explicite de priorités dans les choix collectifs ? Quelles sont, à cet égard, les mérites et les limites de l’expérience du voile d’ignorance ainsi que de chacune des autres procédures qui prétendent pouvoir régir ces choix ?
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La question de la prise en compte de priorités dans les choix collectifs implique l’adoption d’une politique volontariste de la part des institutions liées à l’éducation ou, à l’inverse, une minimalisation des interventions visant la réduction des disfonctionnements du système éducatif.
Or la détermination explicite de priorités qui doivent régir les choix collectifs apparaît comme un critère fondamental de la réalisation de la justice sociale et de l’égalité démocratique au sein des institutions.
Selon John Rawls, la justice sociale obéit à deux principes élémentaires : « 1 – chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. 2 – Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous ». Or le deuxième principe, qui implique l’égalité des chances, suppose la détermination de politiques de priorités visant la suppression des barrières sociales. Car les positions ne doivent pas seulement être ouvertes à tous seulement en un sens formel : tous doivent avoir effectivement une chance équitable d’y parvenir : « les attentes de ceux qui ont les mêmes capacités et les mêmes aspirations, écrit Rawls, ne devraient pas être influencées par leur classe sociale ».
Il apparaît donc clairement du point de vue de la justice sociale que les politiques appliquées au domaine de l’éducation doivent définir des priorités afin de réduire l’inégalité des chances engendrées par l’inégalité des positions sociales. Un système éducatif ne peut être dit égalitaire s’il se contente d’accorder formellement la même possibilité d’accès pour tous. Car le développement des capacités individuelles est lui-même déterminé par l’environnement social et culturel.
Il s’agit là de la mise en œuvre de ce que Rawls appelle le principe de réparation : « l’idée est de corriger l’influence des contingences dans le sens de plus d’égalité. Afin de réaliser ce principe, on pourrait consacrer plus de ressources à l’éducation des moins intelligents, du moins pendant un certain temps, par exemple pendant les premières années d’école ». Les ressources attribuées à l’éducation auraient ainsi pour but d’améliorer, à long terme, les attentes des membres les plus défavorisés de la société. Par ailleurs, les aptitudes présentes chez les membres les plus favorisés de la société ne doivent pas être réprimées, mais elles doivent être utilisées de manière à favoriser les membres les plus défavorisés.
Contre une telle conception volontariste, on pourrait objecter que les idéaux de la justice sociale sont faits de jugements de valeurs subjectifs et particuliers. Des penseurs libéraux comme Hayek ont ainsi dénoncé la justice sociale en soutenant qu’elle conduisait à la défense des intérêts de groupes sociaux déterminés au détriment d’autres groupes sociaux. Or l’étude du domaine éducatif nous permet d’échapper à une telle critique. En effet, dans ce domaine, la prise en compte des priorités ne vise pas seulement une augmentation généralisée du bien-être social à travers l’enrichissement de chacun : elle vise la possibilité de donner à chacun l’ accès à la culture de sa société, la possibilité essentielle d’y jouer un rôle actif. Cela nous permet de parvenir à une situation sociale optimale, en dehors de laquelle le fonctionnement des institutions et les échanges sociaux resteraient limités dans leur efficacité. Il apparaît par là qu’une telle politique, en améliorant la condition des citoyens les plus défavorisés, améliore aussi les conditions de vie de l’ensemble de la société, obéissant par là au principe d’utilité. La prise en compte explicite de priorités dans le domaine de l’éducation, en même temps qu’elle obéit aux principes de justice sociale et d’égalité démocratique, répond donc de la meilleure manière possible à la demande sociale d’efficacité. A l’inverse, des conceptions qui, en soutenant l’idée d’organisation sociale spontanée, soutiennent la limitation du volontarisme politique et la négligence vis-à-vis des disfonctionnements du système éducatif, conduisent, à moyen et à long terme, à des effets désastreux pour l’ensemble de la collectivité.
Mais s’il apparaît comme clairement nécessaire de prendre en compte, dans les choix collectifs en matière d’éducation, des priorités, il n’est pas évident de définir les moyens pratiques de mise à jour de ces priorités. Plusieurs méthodes prétendent pouvoir établir des politiques adéquates au vue de l’efficacité sociale et de l’égalité démocratique. Pour Rawls, l’expérience du voile d’ignorance est celle qui permet de réaliser de façon plus judicieuse les principes de la justice sociale. Qu’en est-il donc des mérites et des limites de cette expérience ?
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Selon Rawls, l’expérience du voile d’ignorance permet de définir des « principes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient le termes fondamentaux de leur association ». Rawls précise que parmi les traits essentiels de cette situation initiale, « il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels (intelligence, force, etc.) ».Les partenaires ignorent même « leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particulières ». Il s’agit donc de mettre en œuvre les principes de la justice sociale grâce à une méthode de justice procédurale (où c’est seulement les règles de la procédure, et non pas la confrontation des demandes sociales et des biens disponibles, qui déterminent l’équité de la distribution sociale).
Selon Rawls, cette expérience présente de nombreux avantages : elle offre un point de vue à partir duquel des revendications divergentes peuvent être arbitrées ; elle est utile pour l’étude critique de théories éthiques déterminées ; elle offre des règles d’organisation sociale de manière à ce que les hommes soient conduits, par leurs intérêts prédominants, à réaliser des actions qui favorisent des buts socialement désirables.
Par ailleurs, il s’agit d’une expérience basée sur des principes clairs et simples, qui permet d’éluder un certain nombre de difficultés méthodologiques, telle la difficulté de tenir compte de la variété infinie des circonstances et des positions relatives que connaît chaque personne particulière : il suffit de déterminer la personne la moins avantagée et de déterminer d’après elle un système de préférences rationnelles. L’expérience évite ainsi la difficulté du recours à des comparaisons interpersonnelles, auxquelles doivent avoir recours certaines doctrines du bien-être comme l’utilitarisme classique. Les institutions du système éducatif évitent ainsi la nécessité de prendre en compte les besoins de chaque groupe social particulier, ainsi que de résoudre des complications de la vie quotidienne, qui ne sont pas alors considérées comme concernant la justice sociale.
Or il n’est pas certain que ce qui est considéré ici comme une simplification avantageuse du point de vue méthodologique ait quelque pertinence du point de vue social. L’expérience du voile d’ignorance, lorsqu’elle définit ce qu’elle appelle « la position originelle », considère certaines positions sociales comme étant plus fondamentales que d’autres, et ne prend donc pas en compte la plupart des facteurs de différenciation sociale, la complexité inhérente à la structure de base d’une société (Rawls reconnaît lui-même, à cet égard, l’impossibilité d’échapper à un certain arbitraire dans la définition effective du groupe social le plus défavorisé).
Cette divergence entre la définition d’une position rationnelle originelle et la complexité des situations sociales nous permet de remettre en question la pertinence des notions de « position originelle » et de « point de vue rationnel » sur lesquelles se fonde l’expérience du voile d’ignorance. En effet, ce sont là des notions abstraites, dont la pertinence pour connaître la réalité des choix collectifs est discutable. L’individu représentatif défini par Rawls exclut la discorde sociale, les préjugés, les intérêts particuliers : « Il faut exclure, écrit Rawls, la connaissance de ces contingences qui sèment la discorde entre les hommes et les conduit à être soumis à leurs préjugés ». Sa rationalité implique bien au contraire la volonté rationnelle de coopération sociale, l’aptitude à définir des biens sociaux premiers : « la justice formelle […] implique le désir de reconnaître volontiers les droits et les libertés des autres et de partager équitablement les avantages et les charges de la coopération sociale ». En pensant les choix collectifs réels d’après un modèle du choix rationnel abstrait, Rawls ne parvient donc pas à penser convenablement l’activité collective au sein d’une communauté politique. Celle-ci est fondamentalement constituée de revendications plus ou moins passionnelles, plus ou moins claires, de négociations soutenues par des rapports de forces antagonistes, par des compromis historiques souvent remis en cause. Selon le mot de Pierre Bourdieu (in Méditations Pascaliennes), « les choses de la logique », dans la méthode de Rawls, prennent le pas sur la « logique des choses ».
La notion de « biens sociaux premiers », qui définit, dans l’expérience du voile d’ignorance, les priorités, n’est elle-même pas adéquate pour penser le choix collectif. Car nous devons nous interroger sur la pertinence de la définition de priorités sociales d’après un modèle rationnel qui exclut à la fois le champs social réel et l’expression des citoyens qui en sont les acteurs. Les priorités en matière d’éducation ne se révèlent souvent que dans l’évolution, dans le temps, des différentes situations sociales, qui expriment progressivement des manques et des besoins nouveaux. Ces besoins sont inhérents à chaque groupe social qui forme le système éducatif, et ne sauraient être envisagés de manière réduite. Or dans le modèle du choix collectif tel qu’il est pensé par Rawls, le besoin social réel est exclut au profit de principes purement abstraits : « la conception de la justice pour structure de base de la société a une valeur intrinsèque. On ne devrait pas la rejeter sous prétexte que ses principes ne donnent pas satisfaction dans tous les cas ».
Ainsi, l’expérience du voile d’ignorance n’est pas à même de définir positivement les priorités du choix collectif ou les moyens adéquats de répondre aux besoins sociaux. Tout au plus peut-elle avoir une valeur critique, purement négative. Encore cette valeur est-elle discutable. Car il n’est pas certain que cette expérience soit autre chose qu’une expérience purement verbale, dépourvue de substance réelle. Il n’est pas sûr, en effet, que l’on puisse réellement nous défaire de nos préjugés, de nos croyances et de notre situation sociale pour juger de manière abstraite de ce que devrait être le système éducatif de notre société. Ainsi peut-on formuler à l’égard de cette expérience la même critique que fait Pascal vis-à-vis du doute métaphysique cartésien, à savoir, qu’il revient à se payer de simples mots.
Si le modèle du choix rationnel abstrait se révèle inadéquat pour penser le choix collectif en situation, y a t’il un moyen procédural plus approprié à travers lequel les priorités qui doivent être prises en compte par le choix collectif peuvent s’exprimer ?
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Puisqu’il s’avère qu’une procédure rationnelle abstraite est inapte à traduire des priorités sociales réelles et les préférences d’ un choix collectif à même d ‘en tenir compte, y a-t-il une procédure adéquate pour exprimer de manière fidèle des priorités socialement légitimes ? Qu’en est-il, à propos de la question de l’éducation, des candidats habituels à l’expression de la légitimité dans le domaine du choix politique ?
Le vote démocratique à la majorité apparaît à bien des égards comme la solution la plus séduisante pour départager le choix de priorités politiques. En effet, le caractère éminemment démocratique de cette procédure paraît lui garantir d’emblée une légitimité. Or tandis que la procédure en elle-même nous exige un examen de validité de ses règles, la question des priorités dans le domaine de l’éducation nous conduit à nous poser la question de la validité de cette procédure en dehors de ce qui concerne les domaines du choix des représentants politiques ou des questions constitutionnelles.
Le vote à la majorité a pu donner lieu à des critiques concernant son aspect procédural . Ces critiques remettent en cause la possibilité du passage, selon une procédure, de la diversité des choix individuels à un choix collectif cohérent. Alors que K. Arrow soutient l’impossibilité de trouver une procédure correcte d’agrégation de valeurs individuelles dans le vote, Condorcet révèle que la règle de la majorité est soumise à des cycles électoraux : dès que l’alternative du choix comporte plus de deux volets, il y a un risque considérable que le résultat final du vote ne retranscrive pas de manière fidèle les préférences de la majorité, transformant ainsi la rationalité individuelle en irrationalité collective. De nombreux penseurs libéraux ont pu tirer parti de ces arguments pour dénoncer l’illusion selon laquelle il serait possible d’organiser rationnellement la société d’après des choix qui traduiraient la volonté du peuple.
Mais au-delà de la cohérence interne de la procédure, il nous faut interroger la pertinence de son application à la question des priorités politiques en matière d’éducation. Cette application ne semble pas être compatible avec nos systèmes de démocratie représentative. En dehors du principe constitutionnel selon lequel tous les citoyens devraient avoir accès au système éducatif, une politique volontariste aurait certainement des difficultés à s’appuyer sur les déclarations d’une majorité. Car il apparaît tout d’abord qu’une telle majorité n’est pas nécessairement compétente en ce qui concerne les problèmes précis posés par le système éducatif dans une société. De plus, ne possédant pas ces compétences spécifiques, il se peut que la majorité utilise le vote comme instrument de pouvoir pour sanctionner ou légitimer un représentant politique, faisant passer au second plan les problèmes de l’éducation.
Enfin, le choix d’une majorité , en tant qu’il défend ses intérêts particuliers, peut conduire à une politique d’exclusion ou de négligences à l’égard de minorités. Il suffit pour cela que certains intérêts essentiels de ces minorités aillent à l’encontre d’intérêts secondaires de la majorité. Or une politique basée sur de tels intérêts secondaires de la majorité se révèlerait socialement désastreuse à long terme. John Rawls avait lui-même aperçu ce facteur, qui détermine l’ insuffisance d’une décision par le vote à la majorité dans les politiques volontaristes. Une telle décision ne correspond pas, selon lui, aux principes de la justice sociale : « la justice […] n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre ». C’est pourquoi il avait établit l’importance du principe d’unanimité. Mais ce principe lui avait amené à choisir une procédure qui réduisait considérablement le domaine des besoins sociaux pris en compte, voire même à exclure de la procédure du choix collectif les besoins sociaux réels.
Il nous faut donc trouver un moyen où le choix collectif soit l’expression d’un arbitrage compétent sur les priorités concernant des questions sociales précises en matière d’éducation et qui corresponde à une organisation sociale optimale. Or les initiatives qui ont recours à la justice procédurale, comme celles du vote démocratique ou du voile d’ignorance, alors qu’elles prétendent éviter des difficultés concernant l’accord collectif, semblent vouées à une impasse. Peut-on alors trouver un moyen d’expression légitime du choix collectif et de ses priorités en dehors de l’établissement de règles procédurales ?
Puisque le reproche formulé à la théorie de Rawls était celui de prétendre exclure de l’enjeu social les divers intérêts en jeu, ce qui s’avère impossible dans le champs pratique, ne peut-on pas alors essayer d’établir les priorités du domaine éducatif d’après une confrontation entre eux de l’ensemble de ces intérêts ? Pourquoi ne pas organiser le système éducatif en prenant en compte l’ensemble des demandes des agents sociaux et l’ensemble des moyens disponibles, visant ainsi une distribution qui réponde à un critère de satisfaction moyenne de l’ensemble de la société ?
Il apparaît dès le premier abord que l’idée même de satisfaction moyenne des intérêts présente une certaine incompatibilité avec l’idée de priorité politique. En effet, comment mener une politique d’éducation volontariste afin de réduire les disfonctionnements et les inégalités du système éducatif si on est contraint de répondre aux intérêts des groupes sociaux les plus privilégiés en la matière ? Serait-il possible, par exemple, de réformer l’enseignement supérieur français, pris dans l’écart entre les classes préparatoires et les grandes écoles d’une part, et les universités de l’autre, si on était obligé, pour cela, de prendre en compte le maintien des privilèges accordés par le système actuel aux élèves les plus favorisés (tel que le privilège de la cooptation, de la préférence dans le recrutement, de l’accès à des conditions particulières d’apprentissage et de suivi pédagogique) ? Il semble plutôt que la modification du système éducatif vers un mode de fonctionnement plus égalitaire conduise inexorablement à la perte des privilèges des groupes sociaux les plus favorisés, non pas parce que ceux-ci connaîtraient une détérioration de leur conditions d’éducation, mais parce que leurs avantages relatifs par rapport aux autres groupes sociaux seraient diminués, ainsi que leur position dominante dans le champ social.
Mais au-delà de l’incompatibilité de cette méthode avec une politique de priorités, nous devons nous interroger sur sa possibilité intrinsèque. Les intérêts sociaux antagonistes ne peuvent pas faire, au sein du champ de discussion politique, l’objet d’un calcul visant la détermination d’une satisfaction moyenne. Ils sont plutôt l’objet de négociations selon des rapports de force, négociations dans lesquelles chaque groupe social défend la sauvegarde de ses intérêts.
Nous pourrions alors tenter d’éluder la difficulté en soutenant que la discussion politique, afin d’aboutir à une satisfaction moyenne des intérêts, doit se prononcer uniquement sur des valeurs universelles, susceptibles d’être admises par tous, comme celle de justice sociale soutenue par Rawls. Or il apparaît non seulement qu’il est impossible de démêler, dans un argument politique, ce qui relève de l’argument de principe de ce qui relève de l’argument d’intérêt, mais aussi que le sens même de principes tels que la justice sociale et l’égalité n’ont pas de sens intrinsèque, et ne reçoivent leur sens que des négociations sociales dans l’Histoire, seules en mesure de guider la conscience collective au sujet des valeurs et des droits.
Il apparaît donc, d’après ces arguments, que la définition de priorités dans le domaine de l’éducation ne peut faire l’objet d’une simple procédure parlementaire ou électorale. Ne vaudrait-il mieux pas alors déterminer ces priorités d’après une connaissance du système éducatif et de ses besoins spécifiques ? Quel peut être le rôle de l’expertise au sein de cette solution ?
Il est loisible de soutenir que l’éducation est une affaire d’experts. Car pour déterminer des priorités dans ce champs, il faut d’abord bien le connaître. Cependant, il nous faut d’emblée distinguer deux types d’expertises. L’expertise qui fonctionnerait selon un système procédural (à l’instar de celui de Rawls), réduisant ainsi le rôle de l’expert à celui d’agent de la procédure, et qui reviendrait encore une fois à éluder la subtilité des problèmes réels du terrain et à instaurer une simple politique technocratique. A l’inverse, l’expertise qui fonctionnerait comme un relais des constats des agents du terrain éducatif (élèves, professeurs, chefs d’établissement, inspecteurs de l’éducation nationale) serait à même de discerner les besoins prioritaires, mais aussi d’observer des exemples susceptibles d’être appliqués dans des cas similaires et de constituer des solutions aux difficultés rencontrées. Dans ce cas, le choix collectif n’est pas pensé selon le même mode du choix individuel et du choix abstrait (celui qui s’opère face à une alternative simple), mais plutôt comme une activité des groupes sociaux provoquant la modification de la réalité sociale. Chaque cas précis, avec ses variantes particulières, peut alors être pris en compte, et c’est lui – et non pas une raison abstraite ou une négociation générale – qui détermine ses propres priorités. Une telle expertise est d’abord l’apanage de la recherche scientifique.
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Il apparaît donc que les choix collectifs en matière d’éducation doivent définir des priorités politiques en fonction des besoins les plus pressants de certains groupes sociaux – notamment les plus défavorisés – afin de répondre aux objectifs de l’efficacité, de la prospérité et de la justice sociale. Encore faut-il préciser que ses objectifs ne tirent pas leur contenu définitionnel d’une raison sociale commune, mais plutôt d’une négociation sociale entre groupes qui tendent à imposer des valeurs déterminées. Or une politique de priorité ne peut être véritablement efficace sans heurter les privilèges de certains groupes sociaux, ce pourquoi la définition des priorités ne peut faire l’objet d’un calcul moyen de satisfaction des intérêts en jeu.
Par ailleurs, la définition des priorités doit prendre en compte à la fois la diversité des cas et le détail du fonctionnement de chacun d’entre eux. C’est pourquoi elle ne peut être le fruit d’une simple procédure qui prétend englober l’ensemble du champs d’application des mesures politiques dans un calcul simple.
Les priorités ne peuvent donc être définies que d’après une observation minutieuse des besoins spécifiques des agents sociaux, et elles ne trouvent leur réponse que dans les choix effectués par ces mêmes agents dans une portion particulière du champs social.
Dans cette perspective, le choix collectif n’est pas le fruit d’une procédure généralisée ou d’un verdict global – ce qui reviendrait à penser ce choix selon un schéma abstrait ou calqué sur une agglomération de choix individuels – mais le résultat de l’activité des acteurs sociaux à l’intérieur de leur champ d’action sociale.
samedi 11 novembre 2006
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