samedi 11 novembre 2006

Démocratie et représentation (Manin, Habermas)

Il est un constat récurrent dans les discours politiques : celui d’une crise de la représentation. Selon ce constat, les élus politiques ne seraient plus représentatifs de leurs électeurs, et seraient donc inaptes à réaliser les aspirations populaires, à exprimer la volonté démocratique. Toutefois, le problème du rapport entre représentation et démocratie, contrairement à ce que soutiennent la plupart de ces discours, n’est pas un problème nouveau. Il traverse en effet toute l’existence des démocraties représentatives. C’est Jean Jacques Rousseau qui, dans le livre III du Contrat Social, a souligné la contradiction entre démocratie et représentation, cette dernière supposant une certaine aliénation du pouvoir politique à autrui, dans des systèmes où l’on ne gouverne point par mandats impératifs. Ainsi, en réfutant l’éloge fait par Montesquieu de la Constitution anglaise, Rousseau soutient que le peuple anglais n’est point libre. Car il n’est libre que le temps d’une élection (l’auteur ajoute en outre que l’usage qu’il fait alors de sa liberté justifie bien qu’il la perde).
Dans Principes du Gouvernement Représentatif, Bernard Manin souligne ce paradoxe des « démocraties représentatives » et dresse une évolution du caractère démocratique des régimes représentatifs. En élucidant les traits permanents qui caractérisent la représentation politique, l’auteur dresse un bilan nuancé de l’approfondissement démocratique des sociétés occidentales. Selon lui, le pouvoir démocratique est essentiellement un pouvoir négatif de sanction et de légitimation des élus.
Il est toutefois nécessaire d’interroger la pertinence d’une telle compréhension des rapports entre démocratie et représentation. Plutôt que de s’interroger sur la permanence de la souveraineté du peuple, telle qu’elle fut conçue au sein des régimes de démocratie directe, dans les régimes représentatifs, ne faudrait-il pas penser différemment cette souveraineté afin d’en saisir le caractère positif ? Ne faudrait-il pas saisir le lieu de cette souveraineté ailleurs que dans la simple désignation des élus ?
Comment l’analyse de Bernard Manin permet-elle de comprendre l’évolution démocratique des régimes représentatifs? Quelles sont, à l’inverse, les limites des concepts développés par cette analyse ?


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Bernard Manin rappelle que les régimes représentatifs dont nous héritons les principes ne sont pas nés de la volonté d’implanter la démocratie au sein de populations nombreuses, mais plutôt de celle de trouver un contrepoint aux forces démocratiques à l’œuvre au sein des sociétés. A cet égard, Bernard Manin cite Madison, l’un des pères de la Constitution américaine, pour qui la véritable différence entre les démocraties anciennes et les républiques modernes tient à « ce que celles-ci n’accordent absolument aucun rôle au peuple en corps, non à ce que celles-là n’accordent aucun rôle aux représentants du peuple ». Par exemple, le principe majeur de distinction, selon lequel les élus appartiennent généralement à un rang social plus élevé que celui des électeurs, montre à quel point le gouvernement représentatif peut être issu d’une volonté de limitation du pouvoir démocratique. Il y a donc une réelle difficulté à vouloir concilier souveraineté populaire, c’est-à-dire l’expression des forces démocratiques au sein des activités institutionnelles, et représentation. Il s’agit d’un problème d’autant plus pertinent que Bernard Manin nous rappelle que les régimes représentatifs actuels ont gardé l’essentiel des caractéristiques qui étaient présentes dans les régimes mis en place à la suite des trois révolutions modernes, anglaise, américaine et française.
Bernard Manin distingue quatre principes caractérisant les démocraties représentatives, c’est-à-dire quatre caractéristiques majeures dont l’existence peut être attestée empiriquement au sein de toutes les démocraties représentatives et à tous les moments de l’existence de celles-ci. Ces quatre principes sont : 1) La désignation des gouvernants par élections à intervalles réguliers ; 2) Une certaine indépendance des décisions des gouvernants vis-à-vis de la volonté des électeurs ; 3) l’expression libre, par les gouvernés, de leurs opinions et de leurs volontés politiques, sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants ; 4) La soumission des décisions publiques à l’épreuve de la discussion. Chacun de ses principes constitue un trait plus ou moins démocratique au sein des démocraties représentatives, et évolue dans un sens plus ou moins démocratique selon les changements historiques des systèmes.

Le principe d’indépendance des gouvernants montre à quel point l’initiative gouvernementale est autonome par rapport à la volonté des électeurs. Avec la crise du système représentatif construit autour de partis politiques (dans lequel les électeurs s’identifiaient clairement à une famille politique), on observe l’avènement de ce que Manin appelle la « démocratie du public », centrée autour de la dispute entre plusieurs candidats qui présentent au « public » des lignes de clivage social (le mot « public » montre ainsi à quel point l’initiative n’appartient pas aux citoyens mais aux élus). Afin de se démarquer de ses concurrents, chaque candidat s’appuie sur un clivage. Mais différents choix de clivages sont possibles. Car les lignes de clivage sont multiples et ne coïncident pas les unes avec les autres. L’initiative du choix appartient donc aux hommes politiques. Certes, il y a une tendance à la convergence des clivages proposés, d’une part, et des préoccupations des électeurs, d’autre part ; mais celle-ci n’est pas l’ effet spontané d’une volonté démocratique : «dans la mesure, écrit Manin, où les candidats ont intérêt à découvrir le clivage le plus efficace, ils sont incités à proposer un principe de partage correspondant aux préoccupations qui divisent les électeurs. Le processus tend donc à produire une convergence entre les termes du choix électoral et les préoccupations des électeurs. La concordance entre la scène publique et le public n’est donc pas ici spontanée ou immédiate, comme dans la démocratie de partis, elle est le résultat d’un processus et d’un travail. Chaque acteur propose le thème ou le terme qui, pense-t-il, partagera l’électorat de la façon la plus efficace et la plus favorable pour lui. Mais l’offre telle qu’elle se présente finalement aux électeurs et le clivage qu’elle active résultent de l’interaction et de la confrontation entre tous les termes proposés. La configuration finale de l’offre n’est donc pas le produit d’une volonté, elle est l’effet non intentionnel d’une pluralité d’actions ».
A cela nous pouvons ajouter le fait que les clivages proposés et les programmes électoraux qui y répondent sont présentés par les candidats de manière simplifiée et schématique (dans le cadre d’une économie de l’information, de plus en plus coûteuse). Or si les propositions des élus obéissent à un caractère schématique, leurs engagements vis-à-vis des électeurs revêt ce même caractère.
Le principe d’indépendance des gouvernants constitue donc essentiellement un trait non démocratique des démocraties représentatives. Toutefois, il nous faudra nous demander si dans les démocraties représentatives l’analyse de la société relève exclusivement de ce travail accompli par les hommes politiques et les spécialistes ou si, bien au contraire, la participation politique permet aux différents acteurs de l’espace public de poser des questions politiques majeures à l’ensemble de la collectivité et même de produire des réponses à ces questions. Enfin il nous faudra interroger sur la capacité des institutions politiques d’intégrer ces questions et ces réponses, c’est-à-dire de prendre en compte cette dimension horizontale de la politique.

A l’inverse du principe d’indépendance des gouvernants, la liberté d’opinion constitue selon Bernard Manin un trait démocratique de nos régimes représentatifs : « la liberté de l’opinion publique, écrit-il, distingue le gouvernement représentatif de ce que l’on peut appeler « la représentation absolue » dont la théorie de Hobbes [selon laquelle le peuple n’existe que par son représentant] constitue la plus remarquable formulation ». L’opinion publique est indissociablement unie au rôle des citoyens au sein du gouvernement représentatif. Car la volonté publique constitue une des données de l’environnement dans lequel les représentants ont à décider. Le poids politique de l’opinion publique dépend précisément de son caractère collectif. Ainsi, l’expression de l’opinion publique « n’a pas seulement pour effet de porter ces opinions à la connaissance des gouvernants, elle assure aussi une communication que l’on pourrait dire horizontale entre les gouvernés eux-mêmes. La dimension horizontale de la communication conditionne même l’importance de sa dimension verticale. Moins les individus se sentent isolés, plus ils perçoivent leur force potentielle, plus ils sont susceptibles de s’organiser pour former un acteur collectif ».
Tout en refusant les modèles théoriques contractualistes, que ceux-ci défendent l’idée d’auto-gouvernement du peuple ou, à l’inverse, celle de représentation absolue, Bernard Manin nous indique un facteur fondamental de la puissance démocratique dans des régimes où représentants et représentés, gouvernants et citoyens ne se confondent pas. Toutefois, l’auteur souligne que l’expression de l’opinion publique est la plupart du temps partielle ou locale, comme le montre par exemple l’apparition des sondages d’opinion : si les sondages permettent à l’opinion publique de se manifester quotidiennement, et non plus seulement en des circonstances exceptionnelles, s’ils font entendre la voix de citoyens peu engagés, voire apathiques, et non pas seulement la voix de militants, ils posent en même temps à l’opinion publique des questions particulières, suscitées par des acteurs politiques particuliers et leurs intérêts bien précis.
Bernard Manin conçoit donc avant tout la participation démocratique de manière essentiellement passive, comme réponse suscitée aux questions posées par des experts. Or il s’agit là d’une vision restreinte du principe de liberté d’opinion publique, qui ne prend pas en compte tous les modes de manifestation de cette opinion, notamment les modes les plus informels. En effet, c’est la vie sociale dans son ensemble, avec toutes les relations et les discussions qu’elle suscite, qui conditionne le comportement politique des citoyens.

Le principe de réitération des élections constitue avec la liberté d’opinion un autre trait démocratique des régimes représentatifs. En effet, c’est le caractère répété des élections qui confère aux électeurs, selon Bernard Manin, une influence sur le contenu des décisions prises par les représentants. Cependant, ce principe confère moins aux électeurs un pouvoir d’influence sur les politiques à mettre en place qu’un pouvoir de sanction à l’égard des politiques réalisées : « en ne réélisant pas les gouvernants en place, les électeurs empêchent de fait ceux-ci de poursuivre la politique désavouée, mais en élisant un candidat parce qu’il propose une politique, ils ne provoquent pas nécessairement l’adoption de cette politique. Dans le gouvernement représentatif, pourrait-on dire, la négation est plus puissante que l’affirmation : la première contraint les gouvernants, la seconde demeure un vœu ». On peut ainsi constater, encore une fois, que l’auteur attribue le pouvoir fondamental d’initiative et d’action aux représentants politiques.

Enfin le principe de discussion, dernier trait caractéristique des démocraties représentatives, est celui dont l’évolution illustre le mieux le caractère fluctuant et relatif du pouvoir démocratique au sein de la représentation (selon Bernard Manin, ce principe est d’ailleurs moins destiné à faire naître des propositions ou des décisions politiques qu’à les justifier). Avec le déclin de la démocratie parlementaire (ou chaque membre du parlement représente un certain nombre précis de citoyens ou, pourrait-on dire, de « clients ») et l’avènement de partis de masse, le lieu de la discussion délibérative se déplace. Ce n’est plus lors de séances du Parlement que se joue la délibération, puisque le vote parlementaire est organisé selon une stricte discipline à l’intérieur de chaque camp, mais au sein de chaque parti. Enfin avec le déclin des partis et l’avènement de la « démocratie du public », l’existence d’un électorat à la fois informé et instable conduit les représentants à présenter leurs arguments aux électeurs eux-mêmes : « la discussion de problèmes spécifiques n’est donc plus cantonnée au parlement ou aux comités de concertation entre partis et groupes d’intérêt organisés, elle est portée devant le public. Ainsi, la forme du gouvernement représentatif qui émerge aujourd’hui se caractérise par l’apparition d’un nouveau protagoniste de la délibération publique, l’électeur flottant et informé, et d’un nouveau forum de cette délibération, les médias ». A cela l’auteur ajoute les mécanismes de concertation mis en place dans les pays de social-démocratie, qui visent une certaine intégration dans le processus de décision politique d’intérêts organisés (en particulier des syndicats et du patronat). Là encore, il faudra interroger la pertinence d’une telle délimitation du champ de discussion politique, se demander s’il n’y a pas des formes de délibération démocratique qui échappent à la fois aux formes les plus répandues de médiation (la presse, la télévision, etc.) et aux groupes d’intérêts traditionnellement constitués.

L’étude des systèmes représentatifs permet donc de nuancer le caractère démocratique de ces systèmes. En effet, le personnel politique n’y est pas le reflet de la société et de ses structures ; ce que l’on appelle une crise de la représentation est en réalité, selon Bernard Manin, un caractère constant du régime représentatif: « la démocratie représentative n’est pas un régime où la collectivité s’autogouverne, mais un système où tout ce qui tient au gouvernement est soumis au jugement public ». C’est précisément un écart maîtrisé entre représentants et représentés qui caractérise proprement les démocraties représentatives en les distinguant des deux extrêmes que sont la représentation absolue, d’une part, et l’auto-gouvernement du peuple, d’autre part, dans lesquels cet écart est aboli. Il apparaît donc clairement que la participation politique, dans les régimes représentatifs, ne peut-être assimilée à une quelconque forme d’auto-gouvernement. Mais a-t-elle pour autant une simple fonction de légitimation des initiatives gouvernementales ? Est-ce simplement la reddition des comptes qui constitue, comme le soutien l’auteur, l’élément démocratique principal du lien représentatif depuis l’origine de ce type de système ?
Selon Bernard Manin, l’évolution démocratique des régimes représentatifs à travers les siècles mérite d’être relativisée. En effet, l’extension du droit de vote apparaît comme le caractère essentiel de l’évolution démocratique de ces régimes, dans lesquels le lien représentatif n’a pas subi de renforcement durable : «Le gouvernement représentatif s’est indubitablement démocratisé depuis son établissement au sens où sa base s’est élargie et où l’ensemble représenté s’est immensément étendu. En revanche, la démocratisation du lien représentatif, le rapprochement entre représentants et représentés, le poids plus grand des souhaits des gouvernés sur les décisions des gouvernants se sont avérés moins durables qu’on ne l’avait pensé ». L’auteur conclut en soutenant que la démocratie s’est étendue mais ne s’est pas approfondie. Pourtant, les différentes formes d’expression et de décision publique ne conduisent-elles pas à une modification fondamentale du sens de l’action publique à travers le temps ? L’ensemble de l’activité sociale, en modifiant les formes de vie collective, n’ont-elle pas d’incidence sur les pratiques du gouvernement ?


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Certes, les recherches de Bernard Manin nous permettent de cerner le lien représentatif dans sa complexité, sans l’identifier à l’expression parfaitement démocratique de la volonté générale ou, à l’inverse, à une confiscation entière du pouvoir politique par les représentants. En refusant ces deux modèles politiques, l’auteur permet de cerner à la fois le caractère pluriel de l’expression politique et l’aspect médiatisé de l’action publique. Cependant, il arrive que Bernard Manin sous-estime la mesure du pouvoir démocratique au sein des systèmes politiques. Certes, il est important de souligner l’existence d’une distance entre citoyens et élus. Il est également important de souligner les limites, rencontrées jusqu’à nos jours, des réformes démocratiques au sein des procédures institutionnelles. Enfin il n’est pas moins important de déjouer les arguments avancés par les discours anti-parlementaires, qui utilisent l’idée de crise de la représentation dans un dessein anti-démocratique. Mais ce que Bernard Manin sous-estime, c’est l’ampleur de l’expression du pouvoir démocratique, comme sa capacité de transformation des conditions de vie de la collectivité. Cette sous-estimation réside précisément dans une mauvaise appréciation des principes de discussion et de liberté d’expression, qui selon l’auteur des Principes du Gouvernement Représentatif remplissent d’abord une fonction de légitimation de l’action des représentants ou une fonction négative de sanction. L’expression publique revêt ainsi, dans cette vision, un caractère purement partiel ou local. Or une telle vision ne prend pas en compte l’ampleur réelle de la participation politique, jusque dans ces formes d’existence les plus diffuses et informelles. Elle sous-estime le rôle de l’utilisation du langage dans tous les milieux de la société, c’est-à-dire le pouvoir de transformation de la réalité politique grâce à l’ensemble des réseaux de discussion présents dans la société et à leur mise en commun par le langage ordinaire (en fait, Bernard Manin ne fait que soupçonner ce pouvoir lorsqu’il évoque le déplacement du principe de discussion du parlement vers le sein de la vie sociale).
Pour Bernard Manin, le refus d’envisager l’activité démocratique comme une activité fondatrice du lien social (c’est-à-dire le refus d’une vision fondée sur l’idée de contrat social) ne peut que laisser place à une vision libérale, selon laquelle l’activité démocratique ne sert qu’à justifier la légitimité des mesures prises par l’administration publique. L’auteur n’envisage donc point une troisième voie entre ces deux types d’interprétation de la démocratie représentative. Or c’est justement une troisième voie de ce genre que tente de définir Jürgen Habermas. En effet, la formation démocratique de la volonté, selon l’auteur de Droit et Démocratie, « est plus qu’une simple légitimation, mais moins qu’une constitution du pouvoir ». Si l’activité des représentants politiques n’est point un reflet fidèle de la volonté des électeurs, elle est néanmoins influencée positivement par les circuits de discussion présents au sein de l’espace public et animés par les différentes organisations (institutionnelles ou informelles) présentes au sein de la société : « l’opinion publique qui, grâce aux procédures démocratiques, s’est transformée en pouvoir communicationnel, ne peut pas elle-même « dominer », mais doit se contenter d’orienter l’usage du pouvoir administratif dans un certain sens ». Ainsi, pourrait-on dire, si la démocratie représentative n’est pas le gouvernement de la rue, la société n’y joue pas simplement un rôle de second plan.
Ce qui change, dans une telle vision des rapports entre la société civile et l’Etat, c’est la source de perception des questions politiques et sociales. Si dans la vision libérale les hommes politiques gardent l’initiative de l’analyse sociale, c’est l’ensemble de la société civile qui, dans la vision développée par Habermas, est à même de détecter les questions sociales, l’apparition de nouveaux besoins et l’esquisse de nouvelles solutions : « le concept de démocratie fondé sur la théorie de la discussion suppose l’image d’une société décentrée qui crée toutefois, au moyen de l’espace public politique, une arène spécialement chargée de percevoir, d’identifier et de traiter les problèmes de la société dans son ensemble ». C’est donc une compréhension différente du principe de discussion, ainsi qu’une considération différente de la place de ce principe dans l’ensemble des structures politiques et sociales, qui nous amènent à envisager différemment le caractère démocratique des régimes représentatifs. il s’agit en effet d’intégrer, grâce à la discussion, l’ensemble des activités démocratiques, formelles et informelles, dans les procédures de décision politique. Parce qu’il dispose du « medium d’une communication non restreinte », sans emploi d’un langage exclusif (mais seulement d’une série de langages subculturels inclusifs) ni obéissance à un ordre du jour, l’espace public général a la capacité de poser de nouvelles questions politiques à la collectivité. Certes, l’espace public général subit l’influence de différentes instances de pouvoir social : les moyens d’expression et d’influence n’y sont pas répartis de manière équitable. Mais il s’agit d’un domaine sans restriction, capable d’utiliser des moyens d’expression diversifiés et de surpasser, à travers son activité innovante, ses propres limites sociales internes. Selon Habermas, c’est la politique qui, par ces procédures normatives, a la charge de mettre en contact et d’harmoniser les différents systèmes fonctionnels présents au sein de l’espace public. La politique acquiert ainsi un rôle de médiatrice rationnelle, et non plus d’origine de l’interprétation des besoins. L’opinion publique ne se trouve donc plus cantonnée, comme le soutient Bernard Manin, à la simple expression qu’en donnent les media, ni ne revêt un caractère unifié, qui aurait la forme d’une volonté générale.
Interprété en ce sens, le principe de discussion permet d’envisager différemment l’idée de souveraineté populaire au sein des régimes représentatifs. Pour Bernard Manin, c’est le principe de réitération des élections qui constitue l’élément démocratique fondamental des régimes représentatifs. Car c’est l’élection qui permet aux électeurs de sanctionner directement les politiques publiques entreprises par les élus. Pour Habermas, ce n’est pas l’élection, mais la discussion publique qui constitue une influence à la fois positive et continue du corps social sur les mesures politiques.
Or contrairement à l’idée de souveraineté du peuple selon la pensée rousseauiste (ou selon l’ensemble de la pensée contractualiste), qui ne résiste pas à l’analyse du fonctionnement des gouvernements représentatifs, l’idée de souveraineté selon la conception de Habermas ne revêt pas un caractère substantialiste. Ainsi, la discussion au sein de l’espace public « libère la compréhension intuitive de l’autodétermination démocratique, des représentations substantialistes qui caractérisent la tradition inaugurée par Aristote ». La volonté populaire n’est pas considérée de manière unifiée, le peuple lui-même n’est pas assimilé à une conscience. Il s’agit plutôt d’interpréter, grâce à l’idée de communication intersubjective, la souveraineté populaire dans un sens à la fois pluraliste et intégrationniste : « par là, l’intuition associée à l’idée de souveraineté du peuple ne se trouve pas démentie, mais interprétée dans un sens intersubjectiviste ». C’est donc au fond l’incapacité de se libérer d’une conception substantialiste de la souveraineté pour concevoir celle-ci autrement qui conduit Bernard Manin à nier l’existence positive d’un pouvoir démocratique au sein des régimes représentatifs.


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Le problème des rapports entre démocratie et représentation, c’est-à-dire celui de la souveraineté du peuple dans les démocraties représentatives, ne peut trouver de réponse pertinente qu’avec un effort pour penser la spécificité des pratiques démocratiques dans ce type de système. En retraçant l’évolution des institutions au sein des régimes représentatifs, Bernard Main permet de saisir les différentes transformations des pratiques institutionnelles et leur démocratisation plus ou moins marquée. De la démocratie parlementaire à la démocratie des partis puis à la démocratie du public, les différentes pratiques institutionnelles, de l’élection à la discussion, voient leur domaine d’accomplissement et leur importance modifiés, tout en demeurant des caractéristiques constantes des systèmes politiques. Il en résulte un bilan nuancé de la démocratisation des régimes représentatifs, bilan selon lequel le nombre de citoyens intégrés dans les procédures démocratiques s’est étendu, mais n’a pas été suivi d’une démocratisation notable de ces procédures elles-mêmes.
Une telle analyse des démocraties représentatives permet de cerner le contenu de la notion de représentation, la mesure dans laquelle un représentant politique se distingue des électeurs, sans incarner la volonté du peuple ni s’effacer devant cette dernière. Elle permet de distinguer les démocraties représentatives des systèmes d’auto-gouvernement ou, à l’inverse, des régimes tyranniques.
Cependant, l’analyse de Bernard Manin trouve ses limites dans son champ d’étude, qui ne prend pas en compte la totalité des manifestations de la volonté démocratique, jusque dans ses formes les plus diffuses et informelles. Cette restriction du champ d’étude débouche alors sur une conception limitée de la volonté démocratique ainsi que de l’opinion publique, dont l’expression est réduite aux sondages et aux dépositions recueillies par les media. Il en résulte une conception réduite du pouvoir démocratique, celui-ci n’étant qu’un moyen utilisé par les élus pour légitimer leurs politiques ou, le cas échéant, un pouvoir de sanction de ces politiques.
Seule une pensée capable de concevoir la volonté démocratique de manière décentrée, à travers ses manifestations multiples, diverses, voire contradictoires, est à même de prendre la mesure positive du pouvoir démocratique au sein des systèmes politiques représentatifs. Il serait vain, en effet, d’essayer de retrouver dans les démocraties actuelles le modèle de souveraineté populaire conçu par Rousseau, celui d’une volonté générale qui fonctionnerait comme une conscience unifiée. C’est plutôt dans l’ensemble des réseaux de discussion présents dans le monde vécu, ainsi que dans la capacité plus ou moins grande des institutions d’intégrer les questions posées par ces discussions, que l’on peut cerner le lieu multiple et diversifié du pouvoir démocratique.
Une telle conception du rapport entre représentation et démocratie possède en outre l’avantage d’intégrer dans son analyse le poids des réalités sociales, l’existence de pouvoirs sociaux constitués comme celle de forces démocratiques qui échappent à ces pouvoirs sociaux. Car c’est dans l’observation de la disposition des différentes forces sociales présentes dans la vie politique, autant que dans celle des procédures institutionnelles, que le caractère démocratique d’une société peut être jugé.

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