Chez Antonio Negri, la critique du contractualisme politique, attaché à une conception transcendante du pouvoir, conduit à une dénonciation des catégories unifiées d’ « Etat » et de « société civile ». Ces catégories transcendantes sont dénoncées comme les fétiches d’une tentation totalisante de la pensée. Il sont le résultat d’une volonté ordonnatrice et unificatrice de la raison, et ils ne possèdent aucun degré de réalité. A ces catégories transcendantes, Negri oppose l’activité de résistance et d’innovation accomplie par la multitude, qui est la réalité plurielle et matérielle des corps dans le monde. Cette activité de résistance et d’innovation consiste en une production de subjectivité par les corps au sein du commun (dont le lieu propre, dans notre ère post-industrielle, est le langage). Cette production de subjectivité dans le commun (dont l’idée est issue d’une lecture originale d’une proposition de l’Ethique de Spinoza, « ce que peut un corps ») se fait de manière innovante sur le « bord du temps » (kairós) et se présente comme pure ouverture face à la volonté d’enfermement de la pensée transcendante, qui veut à tout prix imposer des principes d’ordre.
Le concept abstrait de Volonté Générale, issu de la philosophie politique contractualiste, est ainsi remplacé par celui d’Alma Venus (référence que fait Negri à Lucrèce), qui est la manifestation de la liberté des corps (référence faite au clinamen) par la production commune de subjectivité.
A la question qui tente de cerner la réalité du pouvoir politique, Negri répond donc par la notion hautement démocratique (c’est-à-dire qui donne à la démocratie un sens maximal, comprenant toute activité de transformation du réel par les corps) de biopolitique, qui signifie l’activité plurielle des corps au sein du commun. L’exode, les mouvements migratoires sont l’illustration même de cette notion, car ils représentent une capacité notoire de résistance de la multitude.
C’est le pauvre qui, selon Negri, par sa nudité, sa place assignée sur le bord du temps, est au cœur du biopolitique, de l’activité innovante des corps au sein de kairos. Car il est l’exclu par excellence, c’est-à-dire celui qui ne peut participer à aucun ordre.
La pensée de Negri met donc en avant, contre les catégories abstraites du pouvoir politique, la participation politique au sens le plus fort et le plus large, celui qui comprend indistinctement toutes les activités sociales mises en commun par le langage, et qui se comprend comme le lieu propre du politique, du seul pouvoir politique qui soit réellement et actuellement. C’est sur cette idée (et non sur le recours à un fondement constitutionnel) que les bases d’une participation démocratique au pouvoir peuvent être posées.
Mais si la notion de biopolitique, telle qu’elle est posée par le matérialisme pluraliste de Negri, permet de déterminer l’existence d’un pouvoir démocratique fondamental, elle laisse entière la question de la gouvernance, qui est celle de l’intégration de la structure multiple de la société dans un projet public. Certes, une étude des réformes démocratiques doit prendre en compte les « réseaux de solidarité pauvres-pauvres », pour parler comme le géographe Milton Santos, qui déplorait (dans Territorio e Sociedade) le manque de travaux académiques qui s’intéressaient à ces réseaux. Mais le pouvoir démocratique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la gouvernance, sur la manière du gouvernement de prendre en considération les activités sociales, ainsi que sur la manière dont celles-ci sont prises en considération par des pouvoirs constitués..
Pour penser la participation politique, il faut donc aborder le problème des rapports possibles entre la puissance démocratique de la multitude et la réalité du gouvernement. Il nous faut penser la place des institutions publiques au sein des organisations sociales, comme celle de l’action sociale au sein de l’action publique. Il nous faut arriver à poser en dehors de la pensée contractualiste le problème du rapport entre participation politique et la souveraineté.
Penser le rapport de l’activité sociale à la gouvernance, ce n’est pas réfléchir sur l’entrecroisement des actions de deux entités distinctes, mais plutôt sur la capacité d’information réciproque du gouvernement et de la société civile, voire sur la constitution de ces catégories l’une par l’autre.
Nous réfléchissons sur la possibilité d’une articulation entre participation politique et politiques publiques, et nous venons de souligner l’importance du fait étatique dans le fait politique. Mais il reste à interroger ce que contiennent précisément ces catégories de la théorie politique, à penser la réalité de l’Etat et la société. Car s’il s’agit là, comme le rappelle Negri, de produits de la pensée ordonnatrice, ces produits n’ont pas moins des effets politiques réels, ne s’inscrivent pas moins dans une pratique raisonnée du pouvoir. Il nous faut donc comprendre les processus de construction des ces catégories au sein de la pratique politique, pratique qui constitue au sein de son action réfléchie ses propres objets théoriques, et qui informe ainsi la réalité politique et sociale selon ses principes d’organisation théorisés. Il s’agit en somme de s’interroger sur la Naissance du Biopolitique (titre donné de manière posthume aux cours professés par Michel Foucault au Collège de France en 1978 et 1979, et que nous pouvons lire en étudiant les accointances et les différences par rapport à l’idée de biopolitique défendue par Negri).
La question de l’Etat, chez Foucault, est posée à partir de l’observation des pratiques de gouvernance, et non pas à partir d’un modèle politique théorique conçu formellement. L’Etat n’est pas un concept théorique unifié, une matrice de pouvoir produite par la raison abstraite (comme dans la pensée du formalisme transcendantal), mais plutôt un ensemble de fonctionnements institutionnels : « L’Etat, écrit Foucault, n’a pas d’essence. L’Etat ce n’est pas un universel, l’Etat ce n’est pas en lui-même une source autonome de pouvoir. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement, peu importe, les sources de financement, les modalités d’investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux, autorité centrale, etc. Bref, l’Etat n’a pas d’entrailles, on le sait bien, non pas simplement en ceci qu’il n’aurait pas de sentiments, ni bons ni mauvais, mais il n’a pas d’entrailles en ce sens qu’il n’a pas d’intérieur. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples ». Il s’agit donc de penser un Etat pluriel et dynamique, fruit du rapport vivant entre différentes instances de décision, mais qui n’est pas moins un objet cohérent pour la pensée (ne serait-ce que parce qu’il peut être nommé). Cet Etat est saisi comme un objet théorique produit par un « régime de gouvernementalités », c’est-à-dire par une pratique réfléchie, rationalisée du pouvoir. Cette pratique rationnelle du pouvoir qui donne à l’Etat moderne sa naissance, c’est ce qu’on appelle précisément la Raison. Toutefois, cette Raison d’Etat subit des transformations fondamentales au cours du deuxième XX siècle, avec la mise en place d’une logique de gouvernement néolibérale. Il s’agit de la mise en place d’un principe de limitation du gouvernement qui ne lui est plus extrinsèque (comme c’était le cas des droit de l’individu développés au XVII siècle contre la Raison d’Etat), mais intrinsèque ; un principe de limitation placé au sein même des objectifs du gouvernement. C’est là précisément ce que Foucault appelle l’économie politique, à savoir la réflexion générale (au sein de la pratique gouvernementale) sur l’organisation, la distribution et la limitation des pouvoirs dans une société.
Dans un tel contexte, le gouvernement libéral, entendu au sens moderne (celui du deuxième XX siècle), n’est pas une forme de moindre Etat pour plus de liberté, mais plutôt de moindre Etat comme manière spécifique pour l’Etat d’organiser la société et de s’organiser lui-même par rapport à cette société : « Quand je dis « libéral », écrit Foucault, je ne vise pas une forme de gouvernementalité qui laisserait plus de cases blanches à la liberté. Je veux dire autre chose. Si j’emploie le mot « libéral », c’est d’abord parce que cette pratique gouvernementale qui est en train de se mettre en place ne se contente pas de respecter telle ou telle liberté, de garantir telle ou telle liberté. Plus profondément, elle est consommatrice de liberté. Elle est consommatrice de liberté dans la mesure où elle ne peut fonctionner que dans la mesure où il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété. Liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc. ». Il s’agit donc d’une logique de gouvernement qui se développe en utilisant un certain nombre de règles sociales, en épousant leur forme, et qui contribue en retour à développer la société selon ces mêmes règles. C’est là ce qui caractérise les nouvelles théories utopiques de certains penseurs politiques (alors que la notion même d’utopie disparaît dans une pensée de l’action sociale plurielle telle qu’elle est développée par Negri), théories connues dans leur ensemble sous l’appellation ordolibérale. Ces utopies voient dans l’économie de marché non pas un principe de limitation de l’Etat, mais plutôt un principe de régulation interne de l’Etat, un principe qui informe toute son existence et son action : « Il ne s’agit pas simplement de laisser l’économie libre. Il s’agit de savoir jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques et sociaux de l’économie de marché ». La modification fondamentale engendrée par ce mode de réflexion, c’est que le gouvernement n’est plus destiné à corriger les effets négatifs du marché sur la société, à constituer un contrepoint au marché, mais plutôt à intervenir au sein de la société afin de permettre au marché de jouer pleinement son rôle régulateur. Il ne s’agit donc pas, selon Foucault, d’un gouvernement économique, mais d’un gouvernement de société, d’un gouvernement qui demande à l’économie de marché d’informer de bout en bout la société et qui agit sur cette société en vue de permettre la réalisation de cet objectif. Il s’agit d’une utopie sociale qui a pour fondement une éthique sociale de l’entreprise, c’est-à-dire qui envisage l’entreprise comme modèle de base de la société, ou qui envisage une société dans laquelle les unités de base auraient la forme de l’entreprise.
Une telle réflexion au sein de la pratique politique ne peut être produite que dans le cadre d’une transformation fondamentale de la compréhension de l’exercice du pouvoir politique, transformation qui est caractérisée par la substitution du domaine juridique par le domaine de l’efficacité de l’action politique : « Ce n’est plus l’abus de souveraineté que l’on va objecter, écrit Foucault, c’est l’excès de gouvernement ». Ce n’est plus une conception juridique de la liberté individuelle, selon laquelle chaque individu choisit d’échanger une partie de sa liberté originelle contre l’exercice de certains droits fondamentaux (comme dans les théories du contrat social), c’est la poursuite efficace des intérêts individuels dans une société informée de manière optimale pour permettre la poursuite de ses intérêts.
Cette pensée de la politique comme gouvernance, cette réflexion sur le gouvernement comme pouvoir d’action sociale a pour effet de modifier la notion de biopolitique par rapport à la première définition que nous en avions donné au début de notre étude. Selon Foucault, la notion de biopolitique signifie moins l’activité libre et plurielle des populations qu’une technologie de gouvernement qui est en dernière instance une politique visant les populations. Non pas qu’il s’agisse de substituer à l’action sociale développée librement par les populations (ou par la multitude, pour reprendre le vocabulaire de Negri) une détermination pure et simple des formes d’existence sociale par l’Etat. Il s’agit plutôt de réfléchir sur le lien entre, d’une part, les conséquences, les effets de répercussion sociale d’une activité individuelle ou collective et, d’autre part, un certain projet de société développé au sein des institutions. Pour éclaircir ce point, reprenons l’exemple (évoqué précédemment) des migrations, et observons la manière dont est appréhendée la migration dans le cadre social néolibéral qui place à la base de la société l’individu-entreprise [homo oeconomicus qui devient alors « gouvernementalisable »]. Dans ce contexte théorique, le migrateur est vu comme un investisseur, comme quelqu’un qui choisit de faire face à un certain nombre de coûts pour obtenir une certaine amélioration de ses conditions d’existence et de ses revenus, un certain bénéfice dans le résultat global de sa démarche. La notion d’investissement remplace donc dans ce cadre théorique les notions d’innovation et de résistance développées par Negri.
Toutefois, il nous apparaît que ces notions d’innovation et de résistance conservent une importance fondamentale pour penser l’action sociale et ne peuvent facilement être évincées, puisque si l’action individuelle acquiert une signification particulière dans le cadre d’un projet étatique, ce n’est pas moins en elle que réside la puissance dynamique fondamentale de la société, c’est-à-dire le pouvoir de la société d’informer, à son tour, le gouvernement. L’action libre de résistance et d’innovation des corps, telle que l’étudie Negri, possède ainsi une capacité d’information des institutions publiques, qui influent à leur tour sur la signification et la portée de l’action individuelle ou collective. D’où l’intérêt de distinguer, la participation politique institutionnelle de l’activité purement résistante ou de pure transformation de la réalité sociale, sans que toutefois il s’agisse d’une distinction de nature ou d’origine, mais plutôt d’une variabilité dans le degré d’intégration institutionnelle.
Mais s’il est possible de retrouver une certaine cohérence théorique entre logique gouvernementale et participation politique, entre action de l’Etat et action de la collectivité, entre la logique du biopolitique exposée par Foucault et la puissance du biopolitique défendue par Negri, la réflexion sur l’action sociale dans le cadre d’un projet étatique nous amène à reconsidérer entièrement le contenu et l’existence de notions telles que l’Etat ou la société. Ni formes pérennes de la raison, ni résidu de la pensée transcendante dans la vie politique, ces notions sont plutôt constituées dans le cadre d’une rationalisation de l’exercice du pouvoir. Michel Foucault nous rappelle que ce n’est pas seulement l’étatisation de la politique qui prend place progressivement dans l’histoire, mais la notion même d’Etat, ainsi que la notion de société civile, que l’Etat se donne pour objet politique. Ces notions naissent donc à la suite d’une série de pratiques gouvernementales qui conduisent à l’étatisation de la politique. Au cœur du problème pratique de la participation politique, Foucault place le problème méthodologique de la constitution des catégories politiques. Il propose ainsi de « laisser de côté comme objet premier, primitif, tout donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les sujets, l’Etat, la société civile : tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que l’analyse historique et l’ analyse de la philosophie politique, utilise pour rendre compte effectivement de la pratique gouvernementale ». Il préfère, à l’inverse, « partir de cette pratique telle qu’elle se donne, mais telle en même temps qu’elle se réfléchit et se rationalise pour voir à partir de là comment peuvent effectivement se constituer un certain nombre de choses, sur le statut desquelles il faudra bien sûr s’interroger, et qui sont l’Etat et la société, le souverain et les sujets, etc ». Ainsi, la notion de « société civile », que Negri dénonce au même titre que celle d’ « Etat » comme le produit de la raison transcendante, apparaît aux yeux de Foucault comme un concept de technologie gouvernementale. Non pas que les deux points de vue, celui de Foucault et celui de Negri, soient absolument opposés ; mais en considérant les concepts rationnels comme des objets corrélatifs de la pratique gouvernementale, et non pas comme de pures illusions transcendantes donnant lieu à des réactions politiques, Foucault souligne leur réalité pratique dans l’histoire et par là même leur pertinence en tant qu’objets d’analyse (à condition, bien entendu, d’entreprendre leur critique généalogique). Si l’Etat et la société civile sont d’abord des produits de la pensée, ils sont le produit d’une pensée pratique, en liaison avec le pouvoir politique, et qui produit des effets bien réels.
La notion de société civile apparaît donc comme le fruit de cette évolution de l’art de gouverner qui n’aurait plus pour matrice le droit constitutionnel mais plutôt des sujets économiques : « Il s’agit maintenant, écrit Foucault, de régler le gouvernement non pas sur la rationalité de l’individu souverain qui peut dire « moi, l’Etat », mais sur la rationalité de ceux qui sont gouvernés, ceux qui sont gouvernés en tant que sujets économiques et, d’une façon plus générale, en tant que sujets d’intérêt, intérêt au sens le plus général du terme, sur la rationalité de ces individus en tant que, pour satisfaire ces intérêts au sens général du terme, ils utilisent un certain nombre de moyens et les utilisent comme ils le veulent ».
Il nous apparaît ainsi que la gouvernance n’est pas ce qui a vocation historique à supplanter l’activité sociale, mais plutôt ce qui doit faire advenir un projet politique cohérent centré sur la société civile, projet qui peut être motivé par une série d’activités des populations concernées, mais sans lequel ses activités n’ atteindraient pas la mesure complète de leur signification et de leur effets politiques.
C’est pourquoi une réflexion sur la participation politique doit être, en plus d’une réflexion sur l’activité en général, une réflexion sur l’action publique gouvernementale. D’où l’importance d’une interrogation sur la possibilité et le sens de réformes gouvernementales qui sont à la fois des produits de l’activité résistante et innovante des populations et des fondements pour l’avènement d’une participation politique institutionnalisée.
Le concept abstrait de Volonté Générale, issu de la philosophie politique contractualiste, est ainsi remplacé par celui d’Alma Venus (référence que fait Negri à Lucrèce), qui est la manifestation de la liberté des corps (référence faite au clinamen) par la production commune de subjectivité.
A la question qui tente de cerner la réalité du pouvoir politique, Negri répond donc par la notion hautement démocratique (c’est-à-dire qui donne à la démocratie un sens maximal, comprenant toute activité de transformation du réel par les corps) de biopolitique, qui signifie l’activité plurielle des corps au sein du commun. L’exode, les mouvements migratoires sont l’illustration même de cette notion, car ils représentent une capacité notoire de résistance de la multitude.
C’est le pauvre qui, selon Negri, par sa nudité, sa place assignée sur le bord du temps, est au cœur du biopolitique, de l’activité innovante des corps au sein de kairos. Car il est l’exclu par excellence, c’est-à-dire celui qui ne peut participer à aucun ordre.
La pensée de Negri met donc en avant, contre les catégories abstraites du pouvoir politique, la participation politique au sens le plus fort et le plus large, celui qui comprend indistinctement toutes les activités sociales mises en commun par le langage, et qui se comprend comme le lieu propre du politique, du seul pouvoir politique qui soit réellement et actuellement. C’est sur cette idée (et non sur le recours à un fondement constitutionnel) que les bases d’une participation démocratique au pouvoir peuvent être posées.
Mais si la notion de biopolitique, telle qu’elle est posée par le matérialisme pluraliste de Negri, permet de déterminer l’existence d’un pouvoir démocratique fondamental, elle laisse entière la question de la gouvernance, qui est celle de l’intégration de la structure multiple de la société dans un projet public. Certes, une étude des réformes démocratiques doit prendre en compte les « réseaux de solidarité pauvres-pauvres », pour parler comme le géographe Milton Santos, qui déplorait (dans Territorio e Sociedade) le manque de travaux académiques qui s’intéressaient à ces réseaux. Mais le pouvoir démocratique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la gouvernance, sur la manière du gouvernement de prendre en considération les activités sociales, ainsi que sur la manière dont celles-ci sont prises en considération par des pouvoirs constitués..
Pour penser la participation politique, il faut donc aborder le problème des rapports possibles entre la puissance démocratique de la multitude et la réalité du gouvernement. Il nous faut penser la place des institutions publiques au sein des organisations sociales, comme celle de l’action sociale au sein de l’action publique. Il nous faut arriver à poser en dehors de la pensée contractualiste le problème du rapport entre participation politique et la souveraineté.
Penser le rapport de l’activité sociale à la gouvernance, ce n’est pas réfléchir sur l’entrecroisement des actions de deux entités distinctes, mais plutôt sur la capacité d’information réciproque du gouvernement et de la société civile, voire sur la constitution de ces catégories l’une par l’autre.
Nous réfléchissons sur la possibilité d’une articulation entre participation politique et politiques publiques, et nous venons de souligner l’importance du fait étatique dans le fait politique. Mais il reste à interroger ce que contiennent précisément ces catégories de la théorie politique, à penser la réalité de l’Etat et la société. Car s’il s’agit là, comme le rappelle Negri, de produits de la pensée ordonnatrice, ces produits n’ont pas moins des effets politiques réels, ne s’inscrivent pas moins dans une pratique raisonnée du pouvoir. Il nous faut donc comprendre les processus de construction des ces catégories au sein de la pratique politique, pratique qui constitue au sein de son action réfléchie ses propres objets théoriques, et qui informe ainsi la réalité politique et sociale selon ses principes d’organisation théorisés. Il s’agit en somme de s’interroger sur la Naissance du Biopolitique (titre donné de manière posthume aux cours professés par Michel Foucault au Collège de France en 1978 et 1979, et que nous pouvons lire en étudiant les accointances et les différences par rapport à l’idée de biopolitique défendue par Negri).
La question de l’Etat, chez Foucault, est posée à partir de l’observation des pratiques de gouvernance, et non pas à partir d’un modèle politique théorique conçu formellement. L’Etat n’est pas un concept théorique unifié, une matrice de pouvoir produite par la raison abstraite (comme dans la pensée du formalisme transcendantal), mais plutôt un ensemble de fonctionnements institutionnels : « L’Etat, écrit Foucault, n’a pas d’essence. L’Etat ce n’est pas un universel, l’Etat ce n’est pas en lui-même une source autonome de pouvoir. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement, peu importe, les sources de financement, les modalités d’investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux, autorité centrale, etc. Bref, l’Etat n’a pas d’entrailles, on le sait bien, non pas simplement en ceci qu’il n’aurait pas de sentiments, ni bons ni mauvais, mais il n’a pas d’entrailles en ce sens qu’il n’a pas d’intérieur. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples ». Il s’agit donc de penser un Etat pluriel et dynamique, fruit du rapport vivant entre différentes instances de décision, mais qui n’est pas moins un objet cohérent pour la pensée (ne serait-ce que parce qu’il peut être nommé). Cet Etat est saisi comme un objet théorique produit par un « régime de gouvernementalités », c’est-à-dire par une pratique réfléchie, rationalisée du pouvoir. Cette pratique rationnelle du pouvoir qui donne à l’Etat moderne sa naissance, c’est ce qu’on appelle précisément la Raison. Toutefois, cette Raison d’Etat subit des transformations fondamentales au cours du deuxième XX siècle, avec la mise en place d’une logique de gouvernement néolibérale. Il s’agit de la mise en place d’un principe de limitation du gouvernement qui ne lui est plus extrinsèque (comme c’était le cas des droit de l’individu développés au XVII siècle contre la Raison d’Etat), mais intrinsèque ; un principe de limitation placé au sein même des objectifs du gouvernement. C’est là précisément ce que Foucault appelle l’économie politique, à savoir la réflexion générale (au sein de la pratique gouvernementale) sur l’organisation, la distribution et la limitation des pouvoirs dans une société.
Dans un tel contexte, le gouvernement libéral, entendu au sens moderne (celui du deuxième XX siècle), n’est pas une forme de moindre Etat pour plus de liberté, mais plutôt de moindre Etat comme manière spécifique pour l’Etat d’organiser la société et de s’organiser lui-même par rapport à cette société : « Quand je dis « libéral », écrit Foucault, je ne vise pas une forme de gouvernementalité qui laisserait plus de cases blanches à la liberté. Je veux dire autre chose. Si j’emploie le mot « libéral », c’est d’abord parce que cette pratique gouvernementale qui est en train de se mettre en place ne se contente pas de respecter telle ou telle liberté, de garantir telle ou telle liberté. Plus profondément, elle est consommatrice de liberté. Elle est consommatrice de liberté dans la mesure où elle ne peut fonctionner que dans la mesure où il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété. Liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc. ». Il s’agit donc d’une logique de gouvernement qui se développe en utilisant un certain nombre de règles sociales, en épousant leur forme, et qui contribue en retour à développer la société selon ces mêmes règles. C’est là ce qui caractérise les nouvelles théories utopiques de certains penseurs politiques (alors que la notion même d’utopie disparaît dans une pensée de l’action sociale plurielle telle qu’elle est développée par Negri), théories connues dans leur ensemble sous l’appellation ordolibérale. Ces utopies voient dans l’économie de marché non pas un principe de limitation de l’Etat, mais plutôt un principe de régulation interne de l’Etat, un principe qui informe toute son existence et son action : « Il ne s’agit pas simplement de laisser l’économie libre. Il s’agit de savoir jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques et sociaux de l’économie de marché ». La modification fondamentale engendrée par ce mode de réflexion, c’est que le gouvernement n’est plus destiné à corriger les effets négatifs du marché sur la société, à constituer un contrepoint au marché, mais plutôt à intervenir au sein de la société afin de permettre au marché de jouer pleinement son rôle régulateur. Il ne s’agit donc pas, selon Foucault, d’un gouvernement économique, mais d’un gouvernement de société, d’un gouvernement qui demande à l’économie de marché d’informer de bout en bout la société et qui agit sur cette société en vue de permettre la réalisation de cet objectif. Il s’agit d’une utopie sociale qui a pour fondement une éthique sociale de l’entreprise, c’est-à-dire qui envisage l’entreprise comme modèle de base de la société, ou qui envisage une société dans laquelle les unités de base auraient la forme de l’entreprise.
Une telle réflexion au sein de la pratique politique ne peut être produite que dans le cadre d’une transformation fondamentale de la compréhension de l’exercice du pouvoir politique, transformation qui est caractérisée par la substitution du domaine juridique par le domaine de l’efficacité de l’action politique : « Ce n’est plus l’abus de souveraineté que l’on va objecter, écrit Foucault, c’est l’excès de gouvernement ». Ce n’est plus une conception juridique de la liberté individuelle, selon laquelle chaque individu choisit d’échanger une partie de sa liberté originelle contre l’exercice de certains droits fondamentaux (comme dans les théories du contrat social), c’est la poursuite efficace des intérêts individuels dans une société informée de manière optimale pour permettre la poursuite de ses intérêts.
Cette pensée de la politique comme gouvernance, cette réflexion sur le gouvernement comme pouvoir d’action sociale a pour effet de modifier la notion de biopolitique par rapport à la première définition que nous en avions donné au début de notre étude. Selon Foucault, la notion de biopolitique signifie moins l’activité libre et plurielle des populations qu’une technologie de gouvernement qui est en dernière instance une politique visant les populations. Non pas qu’il s’agisse de substituer à l’action sociale développée librement par les populations (ou par la multitude, pour reprendre le vocabulaire de Negri) une détermination pure et simple des formes d’existence sociale par l’Etat. Il s’agit plutôt de réfléchir sur le lien entre, d’une part, les conséquences, les effets de répercussion sociale d’une activité individuelle ou collective et, d’autre part, un certain projet de société développé au sein des institutions. Pour éclaircir ce point, reprenons l’exemple (évoqué précédemment) des migrations, et observons la manière dont est appréhendée la migration dans le cadre social néolibéral qui place à la base de la société l’individu-entreprise [homo oeconomicus qui devient alors « gouvernementalisable »]. Dans ce contexte théorique, le migrateur est vu comme un investisseur, comme quelqu’un qui choisit de faire face à un certain nombre de coûts pour obtenir une certaine amélioration de ses conditions d’existence et de ses revenus, un certain bénéfice dans le résultat global de sa démarche. La notion d’investissement remplace donc dans ce cadre théorique les notions d’innovation et de résistance développées par Negri.
Toutefois, il nous apparaît que ces notions d’innovation et de résistance conservent une importance fondamentale pour penser l’action sociale et ne peuvent facilement être évincées, puisque si l’action individuelle acquiert une signification particulière dans le cadre d’un projet étatique, ce n’est pas moins en elle que réside la puissance dynamique fondamentale de la société, c’est-à-dire le pouvoir de la société d’informer, à son tour, le gouvernement. L’action libre de résistance et d’innovation des corps, telle que l’étudie Negri, possède ainsi une capacité d’information des institutions publiques, qui influent à leur tour sur la signification et la portée de l’action individuelle ou collective. D’où l’intérêt de distinguer, la participation politique institutionnelle de l’activité purement résistante ou de pure transformation de la réalité sociale, sans que toutefois il s’agisse d’une distinction de nature ou d’origine, mais plutôt d’une variabilité dans le degré d’intégration institutionnelle.
Mais s’il est possible de retrouver une certaine cohérence théorique entre logique gouvernementale et participation politique, entre action de l’Etat et action de la collectivité, entre la logique du biopolitique exposée par Foucault et la puissance du biopolitique défendue par Negri, la réflexion sur l’action sociale dans le cadre d’un projet étatique nous amène à reconsidérer entièrement le contenu et l’existence de notions telles que l’Etat ou la société. Ni formes pérennes de la raison, ni résidu de la pensée transcendante dans la vie politique, ces notions sont plutôt constituées dans le cadre d’une rationalisation de l’exercice du pouvoir. Michel Foucault nous rappelle que ce n’est pas seulement l’étatisation de la politique qui prend place progressivement dans l’histoire, mais la notion même d’Etat, ainsi que la notion de société civile, que l’Etat se donne pour objet politique. Ces notions naissent donc à la suite d’une série de pratiques gouvernementales qui conduisent à l’étatisation de la politique. Au cœur du problème pratique de la participation politique, Foucault place le problème méthodologique de la constitution des catégories politiques. Il propose ainsi de « laisser de côté comme objet premier, primitif, tout donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les sujets, l’Etat, la société civile : tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que l’analyse historique et l’ analyse de la philosophie politique, utilise pour rendre compte effectivement de la pratique gouvernementale ». Il préfère, à l’inverse, « partir de cette pratique telle qu’elle se donne, mais telle en même temps qu’elle se réfléchit et se rationalise pour voir à partir de là comment peuvent effectivement se constituer un certain nombre de choses, sur le statut desquelles il faudra bien sûr s’interroger, et qui sont l’Etat et la société, le souverain et les sujets, etc ». Ainsi, la notion de « société civile », que Negri dénonce au même titre que celle d’ « Etat » comme le produit de la raison transcendante, apparaît aux yeux de Foucault comme un concept de technologie gouvernementale. Non pas que les deux points de vue, celui de Foucault et celui de Negri, soient absolument opposés ; mais en considérant les concepts rationnels comme des objets corrélatifs de la pratique gouvernementale, et non pas comme de pures illusions transcendantes donnant lieu à des réactions politiques, Foucault souligne leur réalité pratique dans l’histoire et par là même leur pertinence en tant qu’objets d’analyse (à condition, bien entendu, d’entreprendre leur critique généalogique). Si l’Etat et la société civile sont d’abord des produits de la pensée, ils sont le produit d’une pensée pratique, en liaison avec le pouvoir politique, et qui produit des effets bien réels.
La notion de société civile apparaît donc comme le fruit de cette évolution de l’art de gouverner qui n’aurait plus pour matrice le droit constitutionnel mais plutôt des sujets économiques : « Il s’agit maintenant, écrit Foucault, de régler le gouvernement non pas sur la rationalité de l’individu souverain qui peut dire « moi, l’Etat », mais sur la rationalité de ceux qui sont gouvernés, ceux qui sont gouvernés en tant que sujets économiques et, d’une façon plus générale, en tant que sujets d’intérêt, intérêt au sens le plus général du terme, sur la rationalité de ces individus en tant que, pour satisfaire ces intérêts au sens général du terme, ils utilisent un certain nombre de moyens et les utilisent comme ils le veulent ».
Il nous apparaît ainsi que la gouvernance n’est pas ce qui a vocation historique à supplanter l’activité sociale, mais plutôt ce qui doit faire advenir un projet politique cohérent centré sur la société civile, projet qui peut être motivé par une série d’activités des populations concernées, mais sans lequel ses activités n’ atteindraient pas la mesure complète de leur signification et de leur effets politiques.
C’est pourquoi une réflexion sur la participation politique doit être, en plus d’une réflexion sur l’activité en général, une réflexion sur l’action publique gouvernementale. D’où l’importance d’une interrogation sur la possibilité et le sens de réformes gouvernementales qui sont à la fois des produits de l’activité résistante et innovante des populations et des fondements pour l’avènement d’une participation politique institutionnalisée.
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