samedi 11 novembre 2006

Spinoza: corps et politique



Dans la pensée de Spinoza telle qu’elle est développée dans son Ethique, l’individu est immédiatement socialisé (le problème de l’origine du lien social et du contrat ne s’y pose donc pas). Car il est immédiatement affecté par un grand nombre d’autres individus. Il se définit donc comme un corps affecté par d’autres corps, mais aussi, du point de vue de la Raison, comme un mode de deux attributs (la pensée et l’étendue) de la Substance infinie. La pensée de la Totalité n’est donc pas, chez Spinoza, la pensée d’un accomplissement téléologique, mais plutôt celle des actions et passions des individus les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi elle nous permet de nous interroger sur le rapport de l’individu à la collectivité et à l’Etat sans envisager celui-ci de manière transcendante.
Afin de comprendre le rapport des individus à l’action publique, il nous faut envisager successivement trois aspects de l’existence individuelle : le rapport à autrui, le rapport à l’Etat, enfin le lien entre participation politique et action publique.

Le rapport à autrui
Le rapport d’un individu aux autres corps se fait par affections. Le corps affecté pâtit de l’action d’un corps qui l’affecte. La passion est une pure négation, car elle est ignorance de la cause de l’affection. A l’inverse, la Raison permet d’agir positivement sur les corps, puisqu’elle est connaissance des causes prochaines. On peut lire ainsi dans la démonstration de la proposition XXXV de la Quatrième partie : « on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la raison ; et par conséquent, tout ce qui suit de la nature humaine, comme sa cause prochaine ». Car les hommes saisissent alors ce rapport à travers la nécessité : « ce que les hommes jugent bon ou mauvais selon la raison est nécessairement bon ou mauvais ».
La différence entre passion et action, entre rapport négatif et rapport positif à autrui et au monde, tient donc à la manière dont est envisagé ce rapport. Car, comme nous le verrons plus loin, la Raison permet de découvrir la puissance de Dieu (c’est-à-dire de la Substance) comme étant sienne (la puissance de Dieu n’étant que celle de tous les individus conjuguée).
Puisque le rapport à autrui est pensé selon la puissance, le droit, selon Spinoza, se confond à la puissance (on a le droit de faire ce que l’on peut faire). Ainsi Spinoza écrit-il dans le Traité des Autorités Théologique et Politique (TTP), au chapitre XVI : «Le droit de la nature s’étend jusqu’aux bornes de la puissance ; or la puissance de la nature est la puissance même de Dieu : l’Etre sans exception. Mais la puissance globale de la nature entière n’étant rien de plus que la puissance conjuguée de tous les types naturels, il s’ensuit que chaque type naturel a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir ; autrement dit, le droit de chacun s’étend jusqu’aux bornes de la puissance limitée dont il dispose ». Le problème de la légalité du pouvoir est résorbé par celui de la puissance réelle. Le problème du contrat est devancé par celui de l’action au sein de la sphère publique.
Cette conception du rapport à autrui à travers la puissance est liée au fait que chaque individu tend naturellement, par sa puissance, à persévérer dans son être : afin de persévérer dans son être, chaque individu a recours à tout ce qui est en sa puissance.
Ainsi la Cité, lieu de la vie commune, doit-elle composer avec les passions et les actions des individus. La rapport politique lui-même est un rapport de puissances, duquel des sentiments comme l’espoir et la crainte ne sont pas exclus.


Les passions dans la Cité
Pourtant, si la philosophie spinoziste nous indique que le problème de la puissance résorbe le problème du droit dans les rapports sociaux, Spinoza évoque bel et bien, dans le TTP, chapitre XVI, l’existence d’un pacte. Or ce pacte n’est pas ce qui permet de penser, comme chez d’autres auteurs, l’entrée en société des individus, puisque l’individu est immédiatement affecté et que sa socialisation, précédant la question de la souveraineté politique, ne constitue pas un problème théorique. Il permet plutôt de comprendre le transfert de puissance de l’individu vers la collectivité : « chaque individu transfère la puissance totale de son être dont il jouit à cette société ; ainsi, elle seule détiendra le droit naturel souverain en tous domaines, c’est-à-dire la souveraine autorité à laquelle tout homme se verra dans l’obligation d’obéir, soit du fait de son libre choix, soit par crainte du châtiment suprême ». Ce pacte, qui n’est pas social mais politique, est donc accompli par chacun dans la perspective d’un plus grand bien, conforme à la volonté de chacun de persévérer dans son être : « le droit, écrit Spinoza, dont chaque individu jouissait sur tout ce qui l’entourait, est devenu collectif ».
Mais dans la mesure où ce transfert de puissance découle de la tendance naturelle de chacun à persévérer dans son être, il ne peut pas constituer une véritable aliénation ni un transfert complet : « aucun individu, en effet, écrit Spinoza au chapitre XVII, ne pourra jamais transférer sa puissance – ni son droit, par conséquent – au point de cesser d’être un homme. Et jamais une souveraine puissance n’aura le pouvoir d’exécuter rigoureusement tout ce qu’elle souhaiterait. Par exemple, celle-ci n’aurait aucune chance d’être obéie, si elle ordonnait à un sujet de détester son bienfaiteur, d’aimer l’auteur de sa souffrance, d’écouter sans être offensé des injures, de ne pas chercher à se délivrer de la crainte, et ainsi de suite ; car les hommes, du seul fait des lois de leur nature, ressentent des tendances opposées à celles-là » (la notion de tendance évoquée ici est l’appetitus, ou désir naturel). Malgré l’usage de l’espoir ou de la crainte par le pouvoir politique, la puissance de la Cité ne cesse donc d’être celle de ses membres. C’est la connaissance de ce principe, acquise par la Raison, qui distingue l’obéissance par crainte du châtiment du libre choix du citoyen.
Toutefois, ce dernier point ne diminue en rien l’importance ni la puissance de l’Etat, et c’est justement l’intérêt de la pensée de Spinoza que de concilier les puissances individuelles et l’importance du pouvoir étatique : « si l’on veut saisir jusqu’où s’étendent le droit et la puissance d’un Etat politique, il faut bien remarquer que cette puissance ne se limite pas à l’exercice d’une contrainte redoutée des hommes ; elle embrasse tous les moyens grâce auxquels s’obtient l’obéissance à ses ordres. Ce n’est pas le motif de son obéissance, mais l’obéissance seule, qui caractérise la situation du sujet. Quel que soit, en effet, le motif pour lequel un homme se résout à exécuter les ordres de la souveraine Puissance – crainte du châtiment, espoir d’une récompense, amour de la Patrie, ou autre sentiment quelconque – sa résolution a beau avoir été toute personnelle, il n’en agit pas moins sous l’autorité de la souveraine Puissance ».

La participation politique selon Spinoza
La béatitude est la manière d’être qui permet, dans la pensée spinoziste, d’accéder au commun. Car elle consiste d’abord en la connaissance de Dieu (Substance unique), autrement dit du bien commun (en tant que les hommes sont de même nature). Une formulation de la béatitude est donnée dans une note du chapitre XVI du TTP : « tant que nous ignorons en quoi consiste la volonté de Dieu, mais sommes certains pourtant que tout arrive en vertu de sa seule puissance nous avons besoin d’une révélation pour savoir si Dieu veut que nous l’entourions d’honneurs comme un prince. Toutefois, les lois divines , nous l’avons montré, ne nous paraissent des lois ou des institutions extrinsèques, qu’autant que nous en ignorons la cause interne. Sitôt cette cause connue, elle cesse d’être des lois et nous les saisissons comme des vérités éternelles. En d’autres termes, l’obéissance fait place à l’amour – aussi indissolublement lié à la connaissance vraie que la lumière au soleil. Guidés par la raison nous ne pouvons désormais qu’aimer Dieu, nous ne saurions plus lui obéir ».
A travers la raison, l’homme se découvre lui-même comme un mode de deux attributs de la Substance : la Pensée et l’Etendue. Il découvre donc les lois de Dieu (du tout) comme étant les siennes et comme étant celle du commun des hommes. Ces lois cessent alors de lui paraître comme des règles extrinsèques pour lui apparaître comme des vérités, comme la vérité dans le commun (puisque selon la deuxième partie de l’Ethique l’homme est capable de connaître adéquatement les choses par la raison selon le nombre de propriétés communes que son corps possède avec les autres corps – ce à quoi précisément Negri fait référence dans la philosophie spinoziste). Si l’obéissance fait alors place à l’amour, c’est que l’homme découvre ces lois comme étant sa propre identité commune. L’amour est donc aussi liberté.
Mais quelle est alors précisément la place de l’action politique de l’individu au sein du commun ? Consiste-t-elle en la simple obéissance à l’autorité comme connaissance de la nécessité de celle-ci ? Elle consiste plutôt, à vrai dire, en un libre usage de la raison qui, étant le bien commun, ne peut que faire émerger l’intérêt commun, et ne peut que coïncider avec la politique d’un Etat visant cet intérêt. La liberté d’usage de la raison est au cœur de la problématique abordée dans le TTP, et la raison même de son écriture. La libre action de l’individu au sein du commun acquiert une importance fondamentale ; la participation politique apparaît dans toute sa liberté comme fait social inséparable de l’action publique commune, c’est-à-dire de l’action de l’Etat.


L’importance accordée à l’Etat au sein de la participation politique dans la philosophie de Spinoza est certes justifiée de manière logique, avec le recours à des arguments rationnels. Mais contrairement à Dieu, qui est un être intemporel, l’Etat, dans la pensée spinoziste, est un produit historique né de la nécessité de répondre au danger des passions individuelles, nuisibles pour l’intérêt commun. Le problème philosophique abordé par Spinoza n’est pas celui de la justification de l’existence de l’Etat d’après les principes de la Raison mais plutôt celui de l’ explication de la liberté et de la puissance humaines dans une société régie par l’Etat (le problème philosophique de la liberté de culte et de pensée est ainsi au cœur de la problématique posée par le TTP).
Mais puisque l’Etat apparaît comme un produit historique et non comme un produit de la raison, on ne saurait se prévaloir de la nécessité pour comprendre de bout en bout la structuration des forces politiques autour de l’Etat dans une société donnée. Car une telle compréhension requiert une généalogie historique de l’Etat moderne – et de l’Etat moderne tel qu’il fut mis en place de manière spécifique au Brésil – sans laquelle on pourrait soutenir que la puissance de l’action politique peut toujours ignorer l’Etat, sans laquelle on ne pourrait comprendre la place centrale qu’occupent l’Etat et les politiques publiques au sein des forces politiques.
C’est la situation politique des pays Européens – notamment celle des pays flamands et ibériques – au XVI siècle qui mène Spinoza a penser la puissance politique de l’individu par rapport à un Etat centralisateur. Car un tel Etat, qui est l’Etat moderne, naît à cette époque avec la mise en place d’une raison d’Etat et représente une situation tout à fait particulière d’organisation politique. Il est, à l’origine, un projet de domination des forces politiques dispersées représentées par la noblesse féodale. Il est une entreprise centralisatrice qui vise le contrôle des instances politiques à tous les échelons de la société, et jusque dans les municipalités, où l’écusson royal doit s’imposer. C’est parce que nous héritons d’une telle conception de l’organisation politique que nous ne pouvons ignorer l’importance des institutions étatiques dans l’étude de la participation politique.

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