lundi 17 mai 2010

SOCRATE


Socrate est la référence en matière de philo. Pourtant, on ne le connaît que par paroles rapportées : il n’a ni écrit ni prétendu délivrer un enseignement. Il a simplement mené des entretiens publics, dans les lieux les plus triviaux de la vie quotidienne athénienne, avec la volonté sincère d’arriver, par l’échange, à établir une vérité partagée avec ses interlocuteurs.

Athènes au 5e siècle avant JC : ma T-ci va craquer !

Socrate a connu la grandeur et la décadence d’Athènes. Né au lendemain de la deuxième guerre médique, il vit l’éphémère suprématie née des victoires sur les Perses et la flambée de civilisation qui s’ensuit. Plus tard, combattant lors de la Guerre du Péloponnèse, il est témoin des revers extérieurs et de la décomposition intérieure de la Cité dont le point culminant est le triomphe d’une équipée pro spartiate qui installe la « Tyrannie des Trente » à Athènes. En 404, quand la démocratie est rétablie, la Cité est durablement traumatisée.

Parallèlement à l’affaiblissement d’Athènes, c’est sa conscience qui est en crise. Socrate évolue en plein ébranlement des vieilles croyances. Les jours des valeurs et des vertus traditionnelles semblent comptés et les sophistes, auxquels il est parfois assimilé à tort, sont désignés responsables.

Ces derniers sont des hommes de science et d’art, universellement curieux, qui monnayent leur savoir auprès des riches familles athéniennes en formant les jeunes gens à la vie publique et privée. Ils ont, les premiers, découvert que les traditions, les croyances et les façons de vivre ont une origine humaine et non divine, que « l’homme est la mesure de toutes choses », dixit Protagoras.

Cette relativité est un nihilisme : « tout est vain, rien ne vaut ». C’est ce à quoi Socrate se refuse et c’est ce qui le distingue des sophistes. Bien qu’il reconnaisse l’impact de la subjectivité sur le monde qui nous entoure, il refuse de laisser l’homme perdu au milieu d’un univers dépourvu de sens. C’est pourquoi il consacre sa vie à « chercher » la vérité en dialoguant avec ses semblables.

Socrate, what else ?

Socrate descend d’une famille d’artisans athéniens, d’un père potier et d’une mère sage-femme. Il reprend symboliquement les professions parentales en accouchant puis façonnant les âmes de ses concitoyens.

A priori, c'est un citoyen comme les autres : il respecte les lois et croit aux Dieux de la Cité. Il fait son devoir de citoyen en combattant à Délion puis à Potidée où il s’illustre par son endurance et son courage.

Pourtant, il porte en lui quelque chose d’original, de différent.

Sa figure – laide – en fait un paradoxe vivant : les Grecs de l'époque, ne mettent pas de barrière entre l’intérieur et l’extérieur ; pour eux, la beauté est une manifestation sensible de la vertu.

En outre, Socrate n’exerce pas de profession. En termes de productivité, c’est un oisif qui se permet le luxe d’enseigner gratuitement. Enseigner, le terme ne lui aurait pas plu : il se contente d’arpenter les endroits les plus triviaux de la vie athénienne, le marché, les banquets, les maisons des courtisanes et y interroge ses semblables sur ce qu’ils pensent savoir à propos du désir, de la beauté, de l’art…

Pour lui, la philosophie n’est pas une affaire de spécialistes : il n’y a pas d’initiés ni de condescendances. Chacun porte une vérité en lui et Socrate est là pour aider à la dévoiler.

Son activité n’est pas de tout repos. Alors que les sophistes plaisent et séduisent leur public, Socrate hante les Athéniens comme leur conscience : c’est un « taon » qui n’a rien à leur révéler si ce n'est leur propre ignorance.

Mais, surtout, là où ses concitoyens ne font que se plier aux règles de la Cité, lui, obéit à une exigence supérieure, menant ainsi une quête dangereuse.

Depuis que son ami Chéréphon lui a rapporté que l’Oracle de Delphes l’a nommé le plus intelligent des hommes, Socrate, homme fruste, mène ses entretiens en cherchant à débusquer plus intelligent que lui. Il s’aperçoit vite qu’il devance les plus brillantes têtes de son époque car il est le seul à savoir qu’il ne sait pas. Et, pour certains, la pilule est parfois dure à avaler !

C’est en menant ces entretiens qu'il fonde, à son insu peut-être, la philosophie.

Socrate = φ ?

Aujourd’hui, des tonnes de manuels poussiéreux ont fait de la philosophie une discipline sérieuse et ennuyeuse. Pourtant, au Ve siècle avant JC, Socrate fonde la philosophie autour du dialogue et d’une éthique de la communication.

Comme les sophistes, il veut fendre les certitudes des hommes endormis et, comme eux, c'est un éveilleur d’inquiétudes. Pourtant, ces « messieurs je sais tout » ont échoué là où Socrate a réussi : ils refusent le dialogue, ignorant leur interlocuteur, qui n’est pour eux qu’un adversaire à réduire au silence et non un partenaire dans une recherche commune de la vérité.

On l'a vu, Socrate a une méthode : questionner ses interlocuteurs pour apprendre d’eux ce qu’il prétend ne pas savoir. Or cette manière d’interroger c’est d’abord une manière de se comporter avec autrui : alors, la recherche de la vérité n’est plus le fait d’un seul individu qui pense mais d’un échange où chacun doit pouvoir se mettre à la place de l’autre et comparer les points de vue respectifs.

Bref, tout repose sur une éthique de la communication où le recours à l’Autre est nécessaire. Pas de maître ou de disciples qui tiennent mais deux êtres qui cherchent ensemble.

Tout serait trop parfait si cette recherche ne posait problème à la Cité ; Socrate est condamné à mort, inaugurant les rapports difficiles entre le philosophe et la Cité.

Le « taon » a un effet ambigu sur la Cité, entre enchantement et malaise. Certes Athènes sent le besoin de Socrate ; seulement, il est plus reposant de continuer à vivre et à croire aux dieux comme avant sans s’interroger sur ce qu’on fait et sur la manière juste de le faire.

C’est précisément ce que Socrate rend impossible. Il fait cesser cette tranquillité d’âme. Lui qui, comme tout sage, propose aux hommes le bonheur comme souverain Bien, commence par faire perdre aux siens le bonheur le plus immédiat, le plus à leur portée : celui de l’inconscience sans conflits et sans problèmes. Il empêche les Athéniens de dormir en les mettant face à leurs contradictions et en les appelant à une transformation radicale. En cela, il est le penseur le plus révolutionnaire de son époque.

Pire : Socrate est une conscience qui pense et qui agit; bref, un philosophe. Le scoop !

Or, au Ve siècle avant JC c’est une attitude nouvelle qui entre en conflit avec l’ordre établi. La Cité vit en effet d’héritage spirituel et de traditions qui se veulent incontestables et garantissent l’ordre au sein de la communauté. Socrate enseigne à ne pas s’en tenir à l’autorité ordinaire, mais à se faire une conviction à son égard et à agir d’après elle. Il est le premier à puiser non dans les traditions mais dans sa propre réflexion subjective les principes qui régissent ses actions.

Cette conscience à l’égard de l’autorité c’est aussi l'ironie socratique.

Évidemment, elle pose problème ! Celui qui la pratique se détache des choses dans un effort de lucidité afin de jouir d’une distance critique. Et, de fait, dans ses entretiens, Socrate s’attaque au sérieux de ses interlocuteurs pour en montrer les contradictions et les mettre face à leur ignorance.

Cette distance critique entre en contradiction avec « le pseudo sérieux à la base de toutes les dictatures politiques et spirituelles, sérieux qui les pousse à condamner toutes les critiques », dont parle Jean Brun dans son Socrate. C’est certainement l’un des sens de la mort du « taon » athénien, condamné à boire la ciguë en -399.

Bilan : à la différence de beaucoup de textes philosophiques, les dialogues socratiques n’ont pas vocation à instruire ceux qui y participent. Il ne s’agit pas d’affirmer une vérité mais d’éveiller en chacun le désir de vérité. C’est là le sens du mot philosophie. Le philosophe est le philo-sophos c-a-d celui qui désire le savoir ; à ne pas confondre avec celui qui est en possession du savoir, le sophos ou le sophiste. C’est pourquoi Socrate, au cours de ses entretiens, interroge d’abord son interlocuteur afin d’être instruit par lui, puis, par l’échange des points de vue, cherche à établir, avec lui, une vérité partagée, résultat de l’accord entre les esprits. Tout un programme !


Eléments bibliographiques

Platon, Apologie de Socrate ; Phedon ; Le Banquet
Sauvage Micheline, Socrate et la conscience de l’homme

lundi 7 septembre 2009

Présentation et critique de La Psychologie des foules de Gustave Le Bon


Présentation de l’auteur :


Gustave Le Bon (7 mai 1841 – 13 décembre 1931) naît à Nogent-le-Rotrou et meurt à Marne-la-Coquette. Fils d’un conservateur des hypothèques, il effectue son lycée à Tours avant d’obtenir son doctorat de médecine à Paris en 1866. Entre 1860 et 1880, il parcourt l’Europe, l’Asie et l’Afrique du Nord. A partir de ces diverses expériences, il écrit des récits de voyage mais aussi des ouvrages d’archéologie et d’anthropologie. Son premier fait d’arme est la parution en 1894 des Lois psychologiques de l’évolution des peuples, suivie dès l’année suivante par celle de La psychologie des foules. Dans la foulée, Le Bon participe activement à la vie intellectuelle française en organisant dès 1902 des « déjeuners du mercredi » qui réunissent notamment les frères Poincaré, Paul Valery et Henri Bergson.


La psychologie des foules a eu, dès sa sortie, un impact considérable. Les idées développées dans cet ouvrage jouèrent un rôle considérable au début de la psychologie des masses : dans Psychologie collective et analyse du moi (1921), Sigmund Freud fonde ses analyses sur une critique de l’œuvre de Le Bon. Le Bon fut en effet l’un des vulgarisateurs des théories de l’inconscient à un moment où se formaient les nouvelles théories de l’action. La vulgate a d’ailleurs longtemps associé les idées de Le Bon en terme de psychologie des foules à la naissance des théories et pratiques totalitaires du début des années 1920. Autant préciser d’emblée que Le Bon n’a fait qu’analyser les phénomènes de techniques de manipulation des foules, ce qui peut aussi bien aboutir à les utiliser pour manipuler les foules qu’aider à s’en préserver en étant conscient des risques réels de manipulation.


Dans le même ordre d’idées, son œuvre sur la psychologie des foules a pris une importance considérable dans la première moitié du 20e siècle quand elle a été utilisée par des chercheurs en sociologie des médias comme Hardly Cantril ou Herbert Blumer pour décrire les réactions des groupes face aux médias.


1. Présentation générale de La psychologie des foules

2. Discussions et critiques



1. Présentation générale de La psychologie des foules



  • Qu’est ce qu’une foule ?

Au sens ordinaire : une réunion d’individus quelconques. Au sens psychologique, la définition s’étoffe : dans certaines circonstances, le groupe d’individus acquiert des caractères nouveaux qui n’ont rien à voir avec les caractères propres à chacun de ses membres pris individuellement. Comme il n’y a plus de personnalité consciente et que les sentiments et les idées de chacun sont orientés dans la même direction, on peut dire que se forme une « âme collective ». La collectivité devient une foule organisée ou « foule psychologique » et répond à la « loi de l’unité mentale des foules ». Cette âme collective est cependant transitoire. Si la foule psychologique acquiert des caractères généraux, ceux-ci sont provisoires car répondant à des circonstances précises. Le fait majeur est donc la formation d’une « âme collective ». Celle-ci n’est pas source d’intelligence mais de médiocrité : selon Le Bon, les foules ne peuvent voire fusionner que des qualités ordinaires. La première explication convoquée est le sentiment de puissance que confère la multitude, sentiment de puissance qui conduit l’individu à céder à des instincts qu’il aurait, seul, réfrénés. L’anonymat de la foule renforce en outre l’absence du sentiment de responsabilité. La seconde explication est à chercher du côté de la contagion mentale : dans la foule, tout sentiment, tout acte est contagieux. A tel point que l’individu peut être amené à sacrifier son intérêt personnel à l’intérêt collectif. Enfin, la suggestibilité, que Le Bon rapproche de l’hypnose : en foule, il n’existe plus de personnalité consciente ni de volonté ou de discernement. Partant de ces constats, Le Bon avance que la foule est toujours intellectuellement inférieure à l’individu isolé.



  • Sentiments et moralité des foules

Impulsivité, mobilité et irritabilité caractérisent les sentiments et la moralité des foules. La multitude ne domine pas ses réflexes, elle est impulsive et dure à gouverner. Cela d’autant plus que la foule n’admet pas de contradiction entre ses désirs et leur réalisation. Toute suggestion contamine aussitôt tous les esprits présents, sans prise en compte de sa pertinence.


La perception des évènements est elle aussi altérée : rien n’est trop invraisemblable pour une foule. La foule est inaccessible aux nuances : ses sentiments sont très simples et exagérés. Les idées qu’on lui présente sont donc acceptées ou rejetées en bloc.


Sûre de sa force, la foule ne demande pourtant qu’à se faire dominer : asservie par les forts, elle foule aux pieds les faibles. La foule est capable de la férocité la plus sauvage comme du dévouement le plus complet. Sachant que l’intérêt personnel ne rentre pas en compte, tout se passe comme si la foule répondait à des stimulis de type pavloviens.



  • Idées, raisonnements et imagination des foules

Il y a deux types d’idées : les idées fondamentales, fruits de l’histoire, du milieu, de l’hérédité et les idées passagères, créées sous l’influence du moment.


Les foules ne sont réceptives aux idées que lorsque celles-ci adoptent une forme extrêmement simplifiée susceptible d’être représentée dans leur esprit par une image. En d’autres termes, une idée pour devenir « populaire » doit subir un certain nombre de modifications qui lui permet de pénétrer l’inconscient collectif sous forme d’image et donc de se transformer en sentiment. C’est le fait d’un long processus mais, une fois installée, une telle idée est difficile à déloger.


Partant, les foules sont totalement hermétiques aux raisonnements rigoureux. Leurs raisonnements ne sont qu’associations de choses dissemblables et généralisation de cas particuliers. Point d’esprit critique donc : jugements toujours imposés et jamais discutés.


Enfin, ne pensant qu’au moyen d’images, les foules ne sont impressionnées que par des images. Ce ne sont donc pas les faits qui frappent les foules mais la façon dont ils se présentent.



  • Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules

Les convictions des foules ont ceci de particulier qu’elles prennent la forme de sentiments religieux : adoration d’un être supposé supérieur, crainte de la puissance qu’on lui attribue, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous ceux qui refusent de les admettre. Pour la foule, il faut « être dieu ou ne rien être » c'est-à-dire convaincre qu’on détient la vérité et le pouvoir sous peine d’être foulé aux pieds.



  • Facteurs lointains et facteurs immédiats des opinions et croyances des foules

Les facteurs lointains rendent les foules capables d’adopter ou de rejeter certaines convictions : ce sont la race, les traditions, le temps, les institutions politiques et sociales, l’instruction et l’éducation.


Images, mots et formules sont les principaux facteurs immédiats des opinions des foules. La puissance des mots est liée à la puissance des images qu’ils évoquent indépendamment de leur signification réelle. Souvent, argue Le Bon, les hommes d’Etat ne font que baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses détestées des foules sous leurs anciens noms.L’importance des illusions souligne à quel point les foules n’ont que faire de la vérité. « Elles se détournent des évidences qui leur déplaisent, préférant déifier l’erreur qui sait les séduire », souligne Gustave Le Bon. Il est nécessaire d’illusionner les foules pour être leur maître ; les désillusionner c’est risquer d’en être leur victime.


Face à cette toute puissance de la doxa, l’expérience se pose comme le seul procédé véritablement efficace pour établir solidement une vérité dans l’âme des foules et détruire des illusions. Celle-ci doit néanmoins être répétée un nombre incalculable de fois pour que ses leçons puissent être retenues.En effet, les foules ne sont pas sensibles à la force des raisonnements. Comme nous l’avons vu précédemment, elles fonctionnent par associations d’idées. Les orateurs font donc appel à leurs sentiments et non à leur raison sachant que la méthode la plus efficace pour « vaincre une foule » c’est justement de se rendre compte de ses sentiments, feindre de les partager, puis les modifier en provocant au moyen d’associations rudimentaires des images suggestives



  • Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion

D’instinct, un nombre d’individus réunis se placent sous l’autorité d’un chef, d’un meneur. La volonté du meneur est le noyau autour duquel se forment toutes leurs opinions. Les meneurs sont en général des hommes d’action hypnotisés par leur propre idée. Leur rôle est de créer la foi : à partir de là, ils servent de guide.


Les moyens d’action des meneurs se résument à trois grands axes : l’affirmation, la répétition, la contagion. Pour entraîner une foule pour un instant, il faut des suggestions rapides qui peuvent prendre la forme d’exemples. Quand on veut faire pénétrer une idée dans sa tête, il n’y a que l’action, la répétition et la contagion (processus long mais effets durables). L’affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement ou de toute preuve, est le moyen le plus efficace pour faire pénétrer une idée dans l’âme des foules. Il faut qu’elle soit constamment répétée dans les mêmes termes et le plus possible. C’est seulement quand une affirmation a suffisamment été répétée dans les mêmes termes que se forme un courant d’opinion et que le mécanisme de la contagion intervient. Celui-ci est assez puissant pour imposer aux hommes non seulement certaines façons de penser mais aussi de sentir.


Le prestige enfin, en tant que fascination qu’exerce sur notre esprit un individu, une œuvre ou une doctrine joue un rôle important. Cela paralyse nos facultés critiques. Le propre du prestige est donc d’empêcher de voir les choses telles qu’elles sont et de paralyser nos jugements.



  • Limites de variabilité des croyances et des opinions des foules

Il faut savoir distinguer les grandes croyances permanentes qui se perpétuent sur plusieurs siècles, et sur lesquelles une civilisation entière repose, des opinions momentanées et changeantes.


Une opinion passagère s’établit facilement dans l’âme des foules mais il est difficile d’y ancrer une croyance durable comme il est difficile de la détruire quand elle s’est formée. Grâce aux croyances générales, les hommes sont entourés d’un réseau de traditions, d’opinions et de coutumes qui agissent tels des cadres référents incontournables et rendent les hommes toujours un peu plus semblables les uns des autres. Personne ne songe à s’y soustraire. Les opinions mobiles des foules : les opinions contraires aux sentiments et aux croyances de la race n’ont qu’une durée éphémère.


Cela dit, l’effacement des croyances générales constatée par Le Bon en cette fin de 19e siècle, laisse place à une foule d’opinions particulières sans passé ni avenir. La puissance des foules, trouvant de moins en moins de contrepoids, lui permet de manifester librement sa mobilité extrême d’opinion. La diffusion de la presse fait, en outre, passer sans cesse sous ses yeux les opinions les plus contraires : les suggestions engendrées par chacune d’elles sont donc vite détruites par des suggestions opposées.


Et Le Bon de conclure par conséquent à l’impuissance des gouvernements à diriger les opinions. L’opinion des foules tendrait ainsi à devenir le principe régulateur de la politique. Même la presse s’effacerait devant le pouvoir des foules : elle ne ferait que suivre les changements de la pensée publique ; la concurrence l’y contraignant, sous peine de perdre ses lecteurs.



  • Foules hétérogènes et foules homogènes

Les foules hétérogènes sont composées d’individus quelconques, quelque soit leur profession ou leur intelligence. L’âme de la foule est dominée par l’âme de la race. Une foule latine fera par exemple appel à Etat tandis qu’une foule anglo-saxonne en appellera seulement à l’initiative privée.


Les foules homogènes peuvent se décliner selon trois types : sectes, castes et classes. Les sectes réunissent des gens différents n’ayant entre eux que le lien des croyances. Les castes, quant à elles, ne comprennent que des individus de profession et par conséquent d’éducation et de milieu identiques. Les classes, enfin, se composent d’individus d’origines diverses réunis par certains intérêts, certaines habitudes de vie et d’éducation semblables.



  • Les foules dites criminelles

Les crimes d’une foule résultent généralement d’une suggestion puissante et les individus qui y ont pris part sont persuadés d’avoir obéi à un devoir. Les caractères d’une foule criminelle sont similaires à ceux d’une foule lambda : suggestibilité, crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais, manifestation de certaines formes de moralité.



  • Les jurys de Cour d’Assises

Pas besoin de convertir tous les membres d’un jury ; seulement les meneurs qui détermineront l’opinion générale.



  • Les foules électorales

Elles n’ont qu’une faible aptitude au raisonnement, absence d’esprit critique, irritabilité, crédulité et simplisme. L’influence des meneurs est notable ainsi que le rôle des facteurs d’affirmation, de répétition et de contagion. La première qualité à posséder pour le candidat est le prestige. La moyenne des élus représente pour une nation l’âme moyenne de la race.



  • Les assemblées parlementaires

Le Bon dénonce l’idée « psychologiquement erronée » mais généralement admise que beaucoup d’hommes réunis sont bien plus capable qu’un petit nombre d’une décision sage et indépendante sur un sujet donné. Il critique la tendance à résoudre les problèmes sociaux les plus compliqués par les principes abstraits les plus simples et par des lois générales applicables à tous les cas. Les assemblées seraient très suggestibles notamment quand il s’agit de meneurs auréolés de prestige.


Cette suggestibilité a toutefois certaines limites : sur les questions locales, chaque membre d’une assemblée possède des opinions irréductibles et inébranlables. Sur des questions générales, chaque parti a ses propres meneurs qui exercent parfois une influence égale. Le député se trouve donc entre des suggestions contraires et devient très hésitant.



2. Discussions



  • Actualité de La Psychologie des foules

Plus que dans la saisie des réalités et dynamiques profondes animant le phénomène de foule, les analyses de Gustave Le Bon sont particulièrement pertinentes pour ce qui relève de la compréhension des mécanismes psychologiques des êtres sociaux.


Ainsi, force est de constater que la publicité et le marketing font un usage compulsif des principes énoncés par le triptyque affirmation, répétition et contagion. Pour illustrer notre propos, nous pouvons convoquer l’exemple d’un lancement publicitaire où l’on affirme l’excellence d’un produit à l’aide d’un véritable matraquage publicitaire afin de créer un effet de contagion sur le public des consommateurs. Or, comme le décrit avec justesse Le Bon, ce mécanisme de contagion est assez puissant pour imposer aux hommes non seulement certaines façons de penser mais aussi certaines façons de sentir : tel ou tel produit alimentaire est-il bon par ses qualités gustatives intrinsèques ou par le sens dont on a investi son goût ?


Ces analyses peuvent également s’étendre au monde politique : lors de la campagne présidentielle de 2002, certains acteurs de la vie politique ont placé le thème de l’insécurité au centre du débat en affirmant et répétant combien celui-ci constituait la préoccupation majeure des Français, avant que n’émerge et ne se propage à l’ensemble de la société française un sentiment d’insécurité qui débouchera sur le traumatisme du 21 avril.


Plus loin, il faut reconnaître que Gustave Le Bon a bien saisi l’impact potentiel de la communication par l’image. Lorsqu’il prétend que les raisonnements des individus réunis en foule ne sont qu’associations de choses dissemblables et généralisation de cas particuliers, Le Bon touche à un des mécanismes cruciaux de la publicité. En guise d’illustration, notons l’importance des associations d’idées dans une campagne publicitaire donnant à voir les équations suivantes : « je fume une cigarette donc je suis cow-boy » ou encore : « je conduit une voiture de sport donc je suis un héros ».



  • Critiques

Tout d’abord, il est nécessaire d’insister sur le manque de rigueur scientifique des analyses de Gustave Le Bon : le plus souvent, il ne fait que convoquer des exemples empruntés à l’Histoire pour corroborer ses thèses. La généralisation de cas particuliers est le procédé le plus récurrent. La qualité de la plume ne masque que partiellement l’absence de démonstration scientifique. Ses thèses ne sont pas validées par des observations statistiques (types de foules avec effectifs numériques et composantes démographiques comme les pourcentages des sexes et des âges, les pourcentages d’individus issus de telle ou telle catégories socio professionnelles). Sur ce point, le travail de Le Bon apparaît comme inférieur à celui, méthodique et objectif, de son contemporain Emile Durkheim (1858-1917) qui fonde la sociologie scientifique moderne.


L’œuvre de Le Bon appelle en outre d’autres bémols : son explication de la psychologie des foules est dépendante d’une vision bien établie de la société. Sa psychologie des masses divise en effet la société en deux parties : d’un côté l’élite, le parti de classe conscient et organisé et de l’autre, la masse inorganisée, la populace sous prolétaire, la rue. Le Bon distingue ainsi les meneurs, ceux qui dirigent, de ceux qui sont dirigés.


Pourtant, et c’est assez surprenant, en même temps qu’elle divise la société en deux, la psychologie des masses de Le Bon ne fait aucune distinction entre les individus en fonction de leur statut matériel et intellectuel lorsqu’ils sont en foule. En d’autres termes, Le Bon, en érigeant une barrière entre les masses et les élites nie simultanément les atouts de la pensée sociale et le potentiel d’action du sujet. Ce point a été l’objet particulier de la critique de chercheurs tels que Moscovici, Rouquette ou encore Barrows.


On peut avancer que Le Bon cède à la tentation de trop exprimer sa personnalité et ses intérêts individuels, manifestant une propension suspecte à défendre les avantages de sa classe sociale contre ceux des « foules populaires ». Il fait, par exemple, montre d’une hostilité farouche à l’extension de l’enseignement général, souhaitant au contraire celle de l’enseignement professionnel, le seul adapté, selon lui, aux destinées du prolétariat pour lequel il refuse toute possibilité de promotion sociale.


Le travail de Le Bon repose, en outre, sur un présupposé susceptible d’être contesté : selon lui, l’individu est « détérioré » par le groupe ; il y aurait donc des individus d’abord, puis des groupes où ces individus se rencontreraient et seraient dégradés. Or on peut supposer, avec Durkheim par exemple, que c’est d’abord le groupe qui existe et non pas l’individu, et que le groupe forme celui-ci par le processus de la socialisation et de l’éducation, au lieu de le déformer systématiquement comme le laisse entendre Le Bon. On peut donc dénoncer ici les travers d’une vision individualiste et élitiste de Le Bon face à la collectivité.


Cela dit c’est peut être avec l’un des contemporains et inspirateurs de Le Bon qu’on trouve la meilleure mise en lumière des limites de la psychologie des foules. Gabriel Tarde, juge d’instruction et criminologue de son état, s’est interrogé sur la pertinence du concept de foule pour caractériser la multitude contemporaine. Il a ainsi proposé la notion de « public », vu comme une autre façon d’être nombreux ou, autrement dit, comme le fait d’être avec d’autres sans le savoir ni le voir. Le développement de la presse à la fin du 19e et au début du 20e siècle concomitant des progrès de l’alphabétisation et de la publicité, a conduit à l’apparition d’un lectorat. Or, selon Tarde, le lecteur ne se situe pas dans la sphère publique mais dans l’espace privé. Par là, le public devient une forme de multitude plus importante que la foule : c’est la façon dominante d’être nombreux. Le lectorat, comme la télévision aujourd’hui, est par définition la vraie multitude : une foule rassemblée est limitée physiquement alors qu’un public n’est ni exclusif ni géographiquement localisé. Avec le développement de CNN on prétend d’ailleurs désormais toucher un public mondial. De plus, si la foule offre une sorte d’ivresse synonyme de l’affaiblissement de la raison, le public est une multitude froide et certainement plus apaisée : d’une part parce que les corps ne sont pas entraînés par la foule ; d’autre part parce que l’on peut être membre de plusieurs publics à la fois.


lundi 5 mars 2007

Liban: l’avenir d’une communauté politique

S’intéresser à l’avenir d’une chose revient à tenter de se prononcer sur ce que sera l’état ou la situation de cette chose dans le temps à venir, dans un futur plus ou moins proche. Or, une telle opération est en elle-même problématique car le type de discours qui prétend dire quelque chose sur l’avenir, même lorsqu’il se place sous le signe de la vraisemblance, risque toujours de se présenter ou d’être reçu au mieux comme un scénario, un pronostic, au pire comme une prédiction, une divination prophétique se contentant de dérouler le fil des événements futurs.

A défaut de lire l’avenir, la vaticination n’étant pas l’activité favorite des sciences sociales, nous pouvons tenter de réfléchir sur ce qui dans notre présent d’acteurs, dans les choix que nous sommes à même de faire aujourd’hui compte tenu des informations dont nous disposons, rendra possible ce que nous pourrons vouloir ensemble dans un avenir encore indéterminé. En effet, l’acte politique consiste moins à prévoir qu’à délibérer, c’est-à-dire à échanger et à peser les arguments et les raisons qui nous porteront à choisir telle chose plutôt que telle autre ; tout cela se faisant dans le cadre d’un débat contradictoire, à l’intérieur d’une structure communicationnelle qui prépare le moment de la décision politique.

A cet égard, la question qui semble la plus cruciale lorsque l’on en vient à parler du Liban est : quel est l’avenir de la communauté politique libanaise ? Il ne s’agit pas de dresser un pronostic vital, ni de se faire l’écho d’un certain déclinisme politique dont le credo pourrait se résumer à l’alternative suivante : maintenir en vie ou laisser mourir. Il s’agit de se demander quelle modalité de la mise en commun est susceptible non seulement de produire un corps politique intégré mais encore d’assurer la continuité du collectif. Car, pour l’instant, celui-ci ressemble plus à une collection de groupes, à une unité agrégative, à un assemblage, une juxtaposition de parties liées ad hoc, qu’à une diversité associative, à un rassemblement d’individus autour de ce qu’ils peuvent vouloir mettre en commun afin de répondre à la question : comment voulons-nous nous autogouverner ensemble, i.e. quel est notre projet politique?

En d’autres termes, le problème que soulève la constitution d’une communauté politique est celui de la citoyenneté. Soit que l’on considère que la nation libanaise est en cours de construction et que la citoyenneté nationale est donc à venir, soit que l’on tente d’articuler la citoyenneté démocratique à un registre non national, et que l’on propose un autre paradigme de l’intégration politique.

Quel est donc l’avenir de la communauté politique libanaise ? Nous ne prétendons pas répondre à cette question. Nous voudrions plutôt montrer ce qu’une telle question permet de comprendre de notre présent, c’est-à-dire ce à quoi elle ouvre la perception que nous avons de notre réalité politique.

Le paradigme d’analyse qui prévaut lorsqu’il s’agit de commenter l’actualité politique libanaise est celui qui raisonne en termes de grands axes : la conflictualité politique interne serait rigoureusement transcriptible dans les termes d’une gigantomachie tragique qui oppose les « grandes puissances » régionales et mondiales par acteurs locaux interposés: Iran - Syrie - Hezbollah - Amal - CPL versus Etats-Unis - France - 14 mars. En d’autres termes, la question « que veulent les Libanais comme communauté politique ?» est immédiatement subsumée sous la rubrique des régimes de belligérance supposés fournir un mode d’accès direct à la réalité politique. Que ce type de lectures existe n’est pas en soi étonnant, mais le fait qu’il soit réapproprié et relayé par ceux-là même qui en sont l’objet, à savoir, les fameux « acteurs locaux », ne peut pas manquer de susciter une certaine perplexité. Car cela porte un nom : l’aliénation, autrement dit l’incapacité des dominés à penser la domination à travers d’autres catégories que celles utilisées par les dominants. Et les libanais, hypostasiés en « camps », de s’accuser entre eux être prosyriens ou pro-occidentaux. Une sorte de racisme à base nationaliste semble émerger dans l’espace politique. Celui-ci prône une distinction entre les vrais libanais et les non-libanais sur la base de leurs options politiques. Ainsi, selon le communiqué des évêques maronites (4 janvier 2007) par exemple : les membres du camp anti-tribunal sont « en majorité non-libanais » (cité par L’Orient-Le-Jour du 5 janvier 2007). A cette revendication de l’authentique libanité, relent réactionnaire de propos d’extrême-droite, s’ajoute une rhétorique de la « pureté » et de la « propreté » qui imprègne de plus en plus les discours des deux bords. D’une part, l’utopie à la fois progressiste, populiste et conservatrice, proposée par Michel Aoun : nettoyer, expurger le système politique corrompu, purifier la société dévoyée, éradiquer le « cancer » qui la ronge afin de préparer l’avènement d’un « autre modèle d’homme » (discours du 10 décembre 2007). D’autre part, le discours ou la stratégie de délégitimation de la mobilisation politique qui a lieu en ce moment au centre-ville de Beyrouth : cette « clownerie » (Ziad Makhoul, L’Orient-Le-Jour du 6 janvier 2007), ce carnaval, cette kermesse populaire, est identifiée par l’autre bord à un « usurpation des espaces publics » (Fady Noun, L’Orient-Le-Jour du 10 janvier 2007). L’appropriation de cet espace urbain « conçu pour tous, absolument pour tous » (Ziad Makhoul, L’Orient-Le-Jour du 6 janvier 2007) manquerait de « glamour ». Or, deux précisions s’imposent : loin de constituer un espace ouvert, le nouveau centre-ville de Beyrouth a été conçu comme un lieu d’exclusion, un lieu d’irréalisation du public au profit de la promotion d’une logique fonctionnaliste ayant conduit à la ritualisation et à la privatisation de cet espace dédié aux loisirs. Quant au « glamour », si ce terme signifie éclat, on ne peut pas dire que le sit-in en ait manqué, s’il signifie comme le propose le Petit Robert « charme sophistiqué », depuis quand celui-ci est-il un attribut politique ?

Au-delà de ces accusations quelque peu singulières mais surtout infondées, une symbolique liant un certain nombre de lieux communs sur le monde rural, simple et naturel, sur la ville, lieu de débauche (propos du Patriarche Sfeir) et de circulation de l’air pollué, a donné lieu à une série de rumeurs sur ce qui pouvait se passer sous ces « tentes » (l’emploi de ce mot comme synecdoque de la mobilisation dénote une volonté d’écarter la possibilité d’une sédentarisation de ces « paysans », et au-delà, l’éventualité d’une mobilité sociale), mais aussi sur l’état de propreté et d’hygiène qui règne dans cet espace. Tous ces discours de délégitimation, sont construits à partir de fantasmes et de patterns symboliques qui sont ceux-là même qui ont informé certaines types de violence interconfessionnelle durant « les guerres du Liban » (selon l’expression de Michael Johnson). De plus, ces discours publics ignorent totalement (ou est-ce un déni de réalité ?) le caractère essentiel de la logique carnavalesque qui préside à certaines formes de mobilisation populaire. En effet, il s’agit quasiment d’inverser les rôles, de rejouer le 14 mars sur le mode parodique et critique. En d’autres termes, le divertissement, le côté « kermesse » fait partie du mode d’être de la mobilisation. Enfin, aussi bien « l’opposition » que la « majorité » politique – mais depuis quand le Liban est-il une démocratie majoritaire ? –, ne réalise pas à quel point les répertoires d’actions du camp du 14 mars et de celui du 8 mars sont identiques et calqués les uns sur les autres. A tel point que l’on ne sait plus très bien qui est qui. Samir Geagea a eu ces mots admirables : « nous représentons la vraie opposition »… « c’est nous, l’équipe du 14 mars, la vraie opposition, qui faisons l’objet d’attentats et d’assassinats » (L’Orient-Le-Jour du 9 janvier 2007.

La question « quel est l’avenir de la communauté politique libanaise ? » est donc cruciale en ce sens qu’elle permet de servir de critère d’analyse d’un présent traversé par des tensions qui seront sans doute structurantes du temps à venir. Si l’on ne peut ni prédire ni prévoir l’avenir, du moins pouvons-nous le préparer en agissant sur le présent, c’est-à-dire, en agissant de telle sorte que les choix que nous faisons aujourd’hui maintiennent ouverte la possibilité de nous choisir encore à l’avenir, de continuer à faire communauté. Pour cela, peut-être faudrait-il éconduire deux illusions tenaces : celle qui prétend que l’unification du genre humain est nécessaire et celle qui nous fait croire que la communication produit naturellement de la communauté. La première, dont l’idéologie la plus évidente est celle de l’unité (al wahda), lorsqu’elle est poussée à l’extrême, tend à menacer ce qui fait le sens même du politique, à savoir l’articulation de l’unité et de la diversité, plutôt que l’ordonnancement de cette dernière. Elle est donc un obstacle à la constitution d’une communauté politique parce qu’elle prétend que la seule communauté valable est celle qui produit l’Un. Or la communauté politique, loin de faire fusionner ses membres dans le Tout est avant tout « communauté imaginée », selon l’expression de Benedict Anderson. La seconde illusion, dont la campagne I Love Life pourrait constituer la profession de foi, considère que l’émotion, l’échange marchand, la consommation, la promotion de discours et de slogans communs suffisent à produire une communauté politique ou du moins, peuvent servir de levier efficace à un projet politique commun. Or, la communauté suppose avant tout une mise en commun. En d’autres termes, le commun est toujours à faire. Et cette dynamique qui consiste à le produire passe par la délibération commune, par l’ouverture d’un espace où le conflit politique est basé sur l’échange démocratique.


P.A

Le 6 janvier 2007

vendredi 8 décembre 2006

Le statut des prisonniers de Guantanamo


Le 11 septembre 2001, les Etats Unis sont touchés en plein coeur par une violente attaque terroriste. La riposte ne se fait pas attendre et très vite le Pentagone déclenche la "guerre contre le terrorisme" dont la première manifestation est l'intervention en Afghanistan.
En janvier 2002, près de 660 hommes, issus des forces armées talibanes, sont transférés sur la base militaire américaine de Guantanamo à Cuba.
Le sort des prisonniers et la détermination du droit qui leur est applicable conduit à un clivage entre ceux qui jugent qu'ils relèvent du statut de terroristes et doivent seulement bénéficier des protections minimales relatifs aux droits de l'Homme, et ceux qui estiment qu'ils ont droit au statut de combattant entraînant la pleine application du jus in bello.



L'inadaptation des Conventions de Genève à la spécificité des "combattants terroristes"

Les 4 Conventions de 1949 s'inscrivent dans un contexte où la guerre est vue comme un affrontement inter-étatique. La 3e Convention qui réglemente le traitement des prisonniers de guerre pose donc que, sous la responsabilité de la puissance détentrice, les prisonniers doivent bénéficier d'un statut très protecteur, expression du respect dû à leur fonction. Les personnes "tombées au pouvoir de l'ennemi", combattant pour une Partie au conflit relèvent du statut de prisonniers de guerre: les Talibans capturés en Afghanistan devraient donc bénéficier de ce statut. En outre, l'article 5 de la 3e Convention précise que la déchéance de ce statut ne peut être prononcée que par un tribunal compétent et non par l'exécutif d'un Etat. Jusqu'à ce que le tribunal ait statué, les détenus doivent être traités comme des prisonniers de guerre. Force est de constater le refus des Etats Unis de leur accorder ce statut, même temporaire, au nom des impératifs de sécurité.





Ainsi, le traitement dû aux prisonniers de guerre serait inapproprié dans le cas du terrorisme

Les Etats Unis doivent interroger les détenus pour obtenir des informations concernant les futures actions d'Al Qaida. Or, le statut de prisonnier de guerre rend illicites les interrogatoires (article 27, 3e convention). En outre le statut de prisonnier de guerre prévoit une rémunération pour les détenus qui continuent d'appartenir aux forces armées au sein desquelles ils combattaient (article 60, 3e convention). Il est impensable que cette disposition s'applique aux membres d'une organisation terroriste dont les activités sont pénalement répréhensibles notamment par le droit international. Selon le droit international on peut établir que les Talibans peuvent bénéficier du statut de prisonniers de guerre, ce qui n'est pas le cas à Guantanamo, et que les membres d'Al Qaida aussi, mais seulement à titre temporaire, jusqu'à la décision d'un tribunal compétent, car l'organisation à laquelle ils appartiennent ne respecte pas les lois et les coutumes de la guerre.





D'où la définition incertaine des "combattants illégaux" et son application aux membres d'Al Qaida

Pour éviter que le statut trop contraignant des prisonniers de guerre ne s'applique aux détenus de Guantanamo, les Etats Unis ont eu recours à une notion peu connue du droit international, celle des "combattants illégaux". Avant février 2002, tous les détenus étaient considérés comme tels. Désormais, ce statut ne concerne plus que les membres d'Al Qaida, en raison du caractère non étatique et terroriste de l'organisation. Les Talibans restent dans un flou juridique total: si les Etats Unis reconnaissent que les dispositions de la Convention de Genève leur sont applicables, ils refusent néanmoins de les considérer comme des prisonniers de guerre. Dans une déclaration du 7 janvier, D. Rumsfeld a argué des relations des Talibans avec Al Qaida ainsi que de leur refus de porter des signes distinctifs au combat. Par la, les Etats Unis n'agissent pas en conformité avec le droit international qui donne le statut de prisonnier de guerre sans conditions aux membres des forces armées régulières. Cela dit, il faut bien reconnaître que le statut de "combattants illégaux" dévolu aux membres d'Al Qaida est plus efficace que, par exemple, celui de prisonniers de droit commun car il évite des procès où le respect du principe du contradictoire pourrait nuire à la lutte contre le terrorisme.





Les "combattants illégaux" demeurent cependant une catégorie juridique insuffisamment protégée

Cela concerne d'abord leurs conditions de jugement. Le 13 novembre 2001, le Military Order du Président Bush prévoit la création de tribunaux militaires pour juger les auteurs de violations du droit de la guerre. Ces commissions militaires n'ont pas grand chose à voir avec les Cours martiales prévues par la 3e convention de Genève. Elles font fi de plusieurs règles essentielles du droit de la Défense, faisant échec à leur qualification de tribunal indépendant et impartial. Les fonctions d'instruction, de jugement et d'appel ne sont pas clairement séparées. Autre point : la durée de détention. Celle-ci reste indéterminée. Si un prisonnier de guerre ne peut faire l'objet d'une détention préventive de plus de 3 mois, un "combattant terroriste" ne bénéficie d'aucune protection quant à la durée de sa détention. Son statut aléatoire dépend de la volonté arbitraire de la puissance détentrice.





Ce que l'on peut en retirer c'est la nécessité d'une définition du terrorisme international...

En l'absence de définition générale et universelle, il n'existe pas de statut international du terroriste. On lui applique donc, comme à Guantanamo, un statut aléatoire qui dépend essentiellement du droit interne de la puissance détentrice. Si le terroriste n'est pas un combattant classique et ne peut donc pas bénéficier des mêmes droits en raison des exigences de sécurité, il doit cependant bénéficier pleinement des droits de la défense et d'une égalité dans le traitement, indépendamment de sa nationalité, sa race ou sa religion (cf. contre exemple de l'accord anglo-américain sur le sort des ressortissants britanniques).





...Et l'extension de la compétence de la Cour Pénale Internationale aux actes de terrorisme

En l'absence d'un statut clair, les prisonniers de Guantanamo pourraient être jugés aussi bien par des cours martiales, par des tribunaux judiciaires américains et des commissions militaires. Le choix d'une justice pénale internationale offrirait les garanties d'efficacité dans la lutte contre le terrorisme comme celles d'un tribunal indépendant et impartial.





Conclusions

Le traitement américain des prisonniers de Guantanamo qui tire parti du flou juridique pour soumettre les détenus au bon vouloir des autorités militaires sans leur laisser de véritable recours ( cf. échec des recours en justice des prisonniers devant les cours américaines du fait que Guantanamo se trouve sur un territoire sous souveraineté cubaine) peut potentiellement entraîner de fâcheuses conséquences: une détérioration de traitement des soldats américains capturés lors de conflits actuels ou futurs et la perte de légitimité pour promouvoir les droits de l'homme auprès notamment des régimes autoritaires.

lundi 20 novembre 2006

Etat, société et démocratie au Brésil

La participation politique: Etat, société et démocratie au Brésil


Ce texte est une introduction sommaire aux questions liées à la participation démocratique dans le régime politique brésilien. S'il évoque les textes de théoriciens à ce propos, il ne s'attarde pas à leur analyse détaillée. Des articles plus précis seront publiés ultérieurement dans ce but.




Depuis la fin de la dictature et la mise en place d’une Constitution démocratique en 1988, le Brésil voit s’amorcer un large mouvement qui tend à renforcer les dispositifs de participation populaire au sein des institutions politiques. Ainsi, de nombreux discours prononcés par des dirigeants politiques au long des vingt dernières années évoquent une volonté de réformer les pratiques gouvernementales en ce sens. Selon ces discours, le suffrage universel, s’il fonde une certaine légitimité institutionnelle, ne suffit pas, à lui seul, à garantir le succès des réformes sociales. D’où la nécessité de multiplier la participation démocratique au sein des gouvernements locaux ou à travers l’activité associative.
Ces discours politiques adhèrent implicitement à une conception particulière de la pratique politique, de ce qui constitue son objet spécifique et de son lien aux populations. En effet, ils prennent en compte l’existence d’une puissance démocratique capable de donner aux pratiques gouvernementales leur force, leur sens et leur efficacité.

Si la situation politique du Brésil, depuis la fin des années 1980, n’est pas étrangère aux tendances qui affectent de manière indistincte l’ensemble des pays démocratiques – c’est-à-dire principalement une dérégulation des économies nationales et une réduction de l’intervention étatique – elle présente néanmoins une série de traits originaux qui nous permettent d’envisager la question de la participation politique sous un jour rénové. Ainsi, la réalité politique du Brésil, contrairement à ce que peuvent laisser penser certains courants militants (qui appartiennent d’ailleurs à des tendances très diverses et même opposées), ne réfléchit pas le débat dualiste entre gouvernance et activité sociale. Elle nous aide plutôt à poser le problème autrement.

On peut considérer que la participation politique est à la source de la fin de la dictature militaire et du retour à la démocratie brésilienne. En effet, cet événement politique majeur s’est produit à la suite du surgissement de nouvelles organisations au sein de la société civile, de nouveaux cercles de débat autour de thèmes sociaux tels que la richesse ou l’éducation (notamment à l’instigation d’une partie de l’Eglise catholique en rupture avec le régime dictatorial), enfin à cause du discrédit du gouvernement militaire auprès de l’opinion publique (du fait de son incapacité à assurer le développement du bien être social et de son échec dans la gestion des questions économiques). Cette nouvelle donne aboutit à la mise en place d’une campagne en faveur du suffrage universel direct, avec de grandes manifestations populaires relayées par l’action du parti officiel d’opposition au régime (le PMDB) et de son éminent ressortissant, Ulisses Guimarães (voir photos ci-contre). Une fois les militaires déchus du pouvoir, la participation politique fut inscrite dans la nouvelle Constitution nationale de 1988 – dite «Constitution citoyenne» – et mise en place au sein des gouvernements locaux ainsi que des associations. La Constitution est ainsi marquée par une volonté certaine de donner plus de pouvoir aux localités et aux organisations de la société civile. Elle prévoit une série de dispositifs institutionnels permettant des initiatives citoyennes dans la gestion des affaires publiques, des initiatives qui vont bien au-delà des élections, surtout au niveau des municipalités. Enfin, l’évolution de la législation brésilienne depuis cette époque vient confirmer cette tendance, avec la mise en place de certaines lois qui visent le renforcement du pouvoir démocratique dans la gestion publique (à l’exemple de la loi n° 10.257 du 10 juillet 2001, qui réglemente le statut des villes, et définit l’obligation d’un « plan directeur » de gouvernance dans les municipalités de plus de 20 000 habitants, entre autres dispositions). La participation politique constitue donc désormais un facteur certain de démocratisation et d’innovation du système politique.

Néanmoins, le retour de la démocratie est suivi de près par un changement important de la donne politique. Les premières élections présidentielles enregistrent un résultat dérisoire de la force politique qui représentait, jusqu’alors, la lutte démocratique (le PMDB d’Ulisses Guimarães) et la victoire du candidat Fernando Collor de Mello, élu sur un discours de rupture et de modernisation. C’est le début d’une domination de la politique par les discours anti-étatiques et par les grandes mesures de déréglementation économique. Après le renversement de Collor par une procédure d’impeachment, la scène politique est dominée par deux nouveaux grands partis nés à São Paulo, le PT et le PSDB. Or ces deux grands partis sont tous les deux issus d’une critique de l’Etat et de la mise en avant d’une logique de marché. En effet, le PT de Luis Inácio Lula da Silva, issu du syndicalisme ouvrier de la région industrielle de l’ABC paulista, est rompu aux pratiques de négociation. Il invoque, jusqu’à l’élection de Lula en 2003, un discours de lutte de classes qui a pour corollaire la domination de l’appareil étatique par une élite corrompue (c’est le fameux discours de Lula sur les « 300 bandits travestis en docteurs », qui fait référence aux députés siégeant au Congrès fédéral). Le PSDB, quant à lui, défend la vision d’un Etat historiquement dominé par des structures archaïques conservatrices, de l’inéluctabilité de la domination des structures financière internationales et de la nécessité de réduire l’Etat pour laisser de plus en plus de place à une modernisation par le biais de l’ouverture à l’action des marchés financiers. Au-delà du débat entre ces deux forces politiques, l’arrivée du PT au pouvoir consacre le refus de l’Etat, le triomphe des politiques de marché et des politiques sociales d’assistance qui mettent en cause la primauté de la participation politique[1].
Ainsi, cet aspect apparemment conjoncturel de la vie politique brésilienne recèle, au-delà de l’opposition radicale entre deux forces politiques – issues respectivement du matérialisme et de l’économie néo-classique – un débat philosophique sur les fondements et le rôle de l’Etat ainsi que sur les forces présentes au sein de la société (les organisations civiles et le marché)[2]. La mise à jour d’une structure étatique marquée par le patrimonialisme et par des pratiques corporatistes, au moment même où elle défait les illusions contractualistes, pose la question délicate de la place de l’Etat au sein des réformes démocratiques. Pour les uns la critique du fonctionnement institutionnel recèle un caractère historique et inéluctable, conduisant à une mise en valeur des organisations sociales non-gouvernementales. Pour les autres, il faut souligner le mode spécifique de construction et de développement du Brésil par le biais de l’action publique, mettant en avant l’articulation subtile entre le rôle primordial des institutions politiques représentatives et les forces présentes au sein de la société[3].
Enfin, cette discussion sur la nature et le rôle de l’Etat par rapport à la société nécessite pour sa compréhension l’éclaircissement de la difficulté pratique de mettre en place des institutions publiques qui soient capables d’assurer la représentation de toute la diversité présente sur l’immense territoire brésilien tout en garantissant l’unité nationale. En effet, c’est là précisément le défi historique qui s’est posé, du XVI siècle à la deuxième moitié du XX, aux divers dirigeants politiques, et qui est à l’origine des caractéristiques propres aux institutions gouvernementales[4].
L’interrogation sur la participation politique porte donc avec soi une interrogation sur la place des pouvoirs publics dans l’organisation de la vie sociale. La participation politique ne peut pas être comprise à l’écart d’un certain projet politique.D’où la nécessité de confronter les critiques de l’idéologie du pouvoir et l’importance d’un projet public. Seule la remise en cause de l’opposition radicale de ces deux types de vision semble pouvoir nous amener à une compréhension pertinente de ce qu’est la participation politique, notamment sous ces formes les plus innovantes.

Pour étayer le débat sur rapport entre Etat et société, duquel dépend le sens de la notion de participation politique, les théoriciens empruntent divers concepts appartenant à la tradition philosophique européenne, dont ils usent avec plus ou moins de liberté pour caractériser la situation brésilienne. Ainsi par exemple Sérgio Buarque de Holanda emprunte-t-il à la lecture d’Alexis de Tocqueville l’opposition entre révolution et révolution démocratique, afin de déjouer les politiques conservatrices faussement révolutionnaires et de décrire le mode spécifique de démocratisation propre aux institutions brésiliennes. Tout en s’appropriant cette interprétation, l’auteur contemporain Luís Verneck Vianna y apporte le concept d’acteur emprunté à Antonio Gramsci, afin de mieux souligner l’existence d’une force politique intrinsèquement démocratique, capable de déterminer les lignes d’action conduites par les représentants. Selon une autre lecture politique, Raymundo Faoro utilise, afin de caractériser les règles historiques de fonctionnement de l’Etat, la notion weberienne d’état (entendue comme un corps de fonctionnaires au service d’un pouvoir extrêmement centralisé). Ces divers emprunts visent la caractérisation d’un modèle politique fortement héritier de la tradition ibérique, mais contenant néanmoins des traits qui lui sont propres, et qui déterminent une voie de modernisation très particulière. Ainsi, tradition philosophique et réalité politique s’enrichissent mutuellement : les concepts de l’analyse traditionnelle aident à penser la spécificité d’une situation qui, à son tour, contribue au renouvellement de certaines questions politiques classiques liées au problème de la participation. Face au défi que pose la coexistence d’une tradition autoritaire et d’un pouvoir démocratique, d’un archaïsme persistant et d’une modernité grandissante, l’on a recours à des notions qui aident à penser une réalité contradictoire, afin de mieux saisir le difficile avènement d’une démocratie sociale effective.

Aujourd’hui encore, l’absence de politiques publiques fondamentales (touchant à l’éducation, à la santé, au travail, enfin à l’ensemble des conditions sociales d’existence) et l’absence de concertation gouvernementale (le Brésil étant une Union Fédérative) conduisent à une forte limitation de l’impact de la participation politique et continue de freiner la démocratisation du pays, le démantèlement des forces oligarchiques traditionnelles et la redistribution des ressources nationales. Grande oubliée des politiques publiques, la société manifeste sa puissance à travers des formes innovantes d’expression et d’organisation, mais qui requièrent une plus grande intégration au sein des projets institutionnels. Le cas brésilien montre donc à la fois l’importance de la participation politique dans les politiques publiques, son pouvoir d’informer la vie politique d’un pays, et la nécessité d’articulation de cette participation à un projet de gouvernance. Il nous montre l’intégration des forces démocratiques au sein des institutions et les résistances rencontrées par ces forces démocratiques au sein de la société et de l’appareil étatique.



Notes:
[1] Sur l’arrivée sur la scène politique de ces deux grands partis et le rejet de la tradition républicaine qui en découle, voir Luís Verneck Vianna, La Gauche Brésilienne et la Tradition Républicaine, ed. Revan.
[2] Voir Lourdes Sola (org), Etat, Marché et Démocratie.
[3] Ce débat est mené par des auteurs comme Raymundo Faoro, Simon Swartzman et Luis Verneck Vianna.
[4] Luís Verneck Vianna souligne ainsi le caractère territorial de l’entreprise de construction de l’entité nationale qu’est le Brésil (in La Révolution Passive, Ibérisme et Américanisme au Brésil).

La Mémoire des Malouines



La mémoire de la guerre des Malouines dans la société argentine depuis 1983 jusqu’à nos jours

Etudiée dans le cadre de l’anthropologie historique du phénomène guerrier au Xxe siècle









« Malvinas volveremos »,

Ce slogan signifie « nous retournerons aux îles Malouines ». En Argentine, on le trouve inscrit sur les murs comme sur les monuments officiels ou encore sur les T-shirts destinés aux touristes. Il illustre la permanence du sentiment que les îles Malouines sont argentines et, par conséquent, la sensation ancrée au plus profond de l'homme argentin d'un vol, d'une injustice toute contenue dans l'appellation britannique « Falklands ». La revendication de la souveraineté argentine sur les îles est basée d’abord sur le fait d’avoir été les successeurs de la royauté espagnole de River Plate, laquelle gouvernait, en plus des Malouines, l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie et le Chili. Pour le peuple argentin, les Malouines constituent la seule partie de son territoire arrachée par la force. Entre mars et juin 1982, les généraux au pouvoir ont engagé le pays dans une opération de récupération des îles qui s'est avèrée désastreuse et traumatisante. L'aspect patriotique et symbolique de cette opération menée contre la troisième puissance militaire mondiale a conduit tout un peuple à faire preuve d'un soutien sans faille et, du fait d'une intense propagande, d'un triomphalisme décalé par rapport à la réalité des forces en présence. L'explication est à chercher dans le rapport, forgé dès l'école primaire, du peuple argentin aux îles Malouines et, plus généralement, à son pays, dont elles sont une sorte d'expression symbolique. Partant, le formidable espoir suscité par la tentative de récupération des îles est transformé par la défaite en une terrible humiliation. C'est donc sur les ruines de la défaite, dans une Argentine qui sur la lancée de la guerre redécouvre la démocratie, que s'exprime la mémoire des vaincus. Du fait de la proximité temporelle, cette mémoire, qu’il s’agisse de son écriture ou de son expression, est toujours en jeu, comme si chaque acte public l'engageait dans une direction ou dans une autre. C'est pourquoi s’est imposé le choix de travailler principalement sur des articles de presse parus dans les quotidiens argentins depuis la fin de la guerre jusqu’à aujourd'hui. La lecture de la presse mais aussi celle des témoignages de vétérans permet de cerner autant que cela est possible l'étendue de la cicatrice dont souffre la société dans son ensemble et plus précisément le mal-être des anciens combattants, ces vaincus qui estiment ne pas recevoir les honneurs qui leur sont dûs et craignent le développement de processus de désinvestissement de sens. Les enjeux en rapport avec la question des Malouines sont aussi bien sociaux, avec l'interrogation sur la place des vétérans dans la société; politiques, avec une instrumentalisation constante du sentiment nationaliste vissé aux îles perdues; historiques enfin avec toutes les tensions liées à l'expression d'une ou des mémoires de la guerre.
Il y a dans la société argentine un investissement total de sens dans une guerre perdue, ressentie comme une humiliation: quel type de tensions cela induit? Et comment alors peut se constituer une mémoire de guerre?
Les îles Malouines sont d'abord un élément essentiel de l'identité argentine; d'où les enjeux représentés par les investissements et désinvestissements de sens prêtés au conflit et leurs conséquences sur l'établissement d'une mémoire en tant que telle. Enfin, les Malouines et leur mémoire demeurent un enjeu politique, social et historique.


1. Les îles malouines, un élément capital de l'identité argentine.




• Petite histoire des îles malouines, depuis leur découverte jusqu'à nos jours

Avant de rentrer plus en avant dans nos analyses, il me semble nécessaire de dresser un rapide historique des îles Malouines.
Elles sont découvertes par le navigateur anglais John Davis en 1592 puis explorées en 1690 par son compatriote John Strong. Elles sont colonisées pour la première fois en 1764 par des marins français de Saint Malo, les Malouins. Ces derniers sont expulsés en 1766 par les Espagnols. A partir de 1811, les Espagnols désertent les îles suite au déclenchement des révolutions des pays sud-américains. En 1820, le pouvoir argentin, libéré de la tutelle espagnole, installe un gouverneur et une colonie aux Malouines. Mais en 1833, la marine anglaise déloge les Argentins et reprend la souveraineté sur les îles qui connaissent ensuite près de 150 ans de tranquilité, si ce n'est pendant les deux guerres mondiales où elles démontrent leur valeur stratégique.
Mais au début de l'année 1982, la situation politique de la junte au pouvoir en Argentine est critique: le pays est empêtré dans une crise économique avec de grave problèmes de chômage et une opposition de plus en plus marquée au pouvoir militaire. Ce dernier décide alors de faire appel à la très ancienne querelle concernant la souveraineté des îles Malouines afin de retrouver l’unité nationale et par là une certaine popularité. Un plan d'invasion est dressé à la hâte: si l'aviation est relativement performante, les autres corps de l'armée ne sont pas prêts à répondre aux ordres du gouvernement, d'autant qu'un certain nombre d'officiers ne sont pas totalement convaincus par le projet d'invasion. La junte fait le pari que les Britanniques ne se lanceront pas dans une opération militaire d'envergure pour reconquérir les îles envahies. Elle compte en outre sur le soutien des Etats d'Amérique du Sud et, surtout, au moins sur la bienveillante neutralité des Etats-Unis, en vertu des accords de l'Organisation des Etats Américains et des liens de coopération tissés lors de la lutte commune contre le communisme. Le 2 avril 1982, une force d'invasion argentine débarque donc aux Malouines et obtient, après quelques heures de combat, le contrôle de l'île. Le lendemain les Argentins prennent également la Géorgie du Sud. Or avant même le débarquement des premières troupes argentines le gouvernement britannique, averti par ses services secrets de l'invasion imminente, a pris, sous la direction de Madame Thatcher, la décision d'intervenir immédiatement en déroutant des sous-marins. Une force expéditionnaire est rapidement constituée et le 5 avril les premiers bâtiments de la Task Force quittent Portsmouth et Gibraltar. Sur place, environ 10.000 Argentins prennent position, principalement autour de Port Stanley et de son aéroport. Sur le plan diplomatique, la Grande-Bretagne s'emploie avec succès à obtenir le soutien de la communauté internationale. Dans l'archipel, la vie s'organise: les habitants vivent dans la plus grande indifférence par rapport aux occupants argentins. En réalité et selon les témoignages, les Argentins n'ont pas éxercé une grande pression sur les habitants, du moins pas avant le début des opérations britanniques. Les conditions des soldats ont été très rudes: la plupart ont vécu sous des tentes ou dans des abris de fortune creusés à même le sol. Ils ont, en outre, été très mal nourris. Le 25 avril un commando britannique reprend la Géorgie du sud sans combattre: cette action marque le début des hostilités. Cinq jours plus tard la Task Force prend position dans la zone des opérations et le 2 mai le sous-marin nucléaire Conqueror attaque le croiseur argentin Belgrano en dehors de la zone d’exclusion totale dressé par les Britanniques eux-mêmes. Le bâtiment coule rapidement en emportant avec lui 368 marins. Peu après, l’aviation argentine coule le Sheffield au large de l’île de Sealion. Parallèlement, les missions de conciliation aux Nations-Unies échouent en particulier à cause de l'entêtement des Anglais. Le 21 mai à 2h00, les commandos de marines britanniques 40 et 45 débarquent à San Carlos. Quelques heures plus tard, les parachutistes occupent Port San Carlos. Les Argentins n’opposent aucune résistance et le débarquement de la tête de pont continue. Vers neuf heures du matin les premières vagues d’attaques de l’aviation argentine arrivent, elles vont s’en prendre toute la journée à la flotte, complètement à découvert dans les eaux de San Carlos. Durant les trois jours suivants, ce ne sont pas moins de huit bâtiments anglais qui sont gravement endommagés ou coulés. A ce stade de l’engagement, l’aviation argentine est la seule à opposer une résistance par des attaques constantes, principalement dirigées contre la flotte et les navires de ravitaillement. L'affrontement le plus rude de toute la guerre commence dans la nuit du 28 mai et oppose 500 Anglais surentraînés mais fatigués par une longue marche à près de 1.500 Argentins occupant des positions au sommet des collines et surplombant un terrain complètement découvert. Le lendemain, à la mi-journée, les Argentins acceptent les termes de la reddition: 15 Britanniques sont morts pour 45 victimes argentines et de nombreux blessés. L’ensemble des forces britanniques se prépare maintenant pour la bataille finale. Près de 5.000 hommes font face aux 10.000 Argentins occupant les positions fortifiées près de Stanley. Entre le 11 et le 13 juin une série de batailles pour les collines surplombant Stanley se déroulent successivement ; les Britanniques au terme de violents affrontements et d’une résistance étonnamment farouche des Argentins, prennent les Monts Longdon, Harriet et Two Sisters et pour finir Thumbledown Mountain et le Mont William. Le 13 au soir Stanley est complètement encerclé. Durant cet épisode, une habitation est touchée par un tir d’artillerie britannique tuant les trois seules victimes civiles du conflit. Le 14 juin, le Major Général Jeremy Moore, commandant des forces terrestres britanniques, signe avec le Général Mendes le document de reddition de toutes les forces argentines des Malouines, la seule concession accordée à Mendes sera de tracer le mot inconditionnelle devant reddition. Avec cette signature s’achève un des conflits les plus court et intense de l’époque contemporaine. Le 20 juin, à peine 6 jours après la reddition, la majorité des prisonniers argentins est rapatriée par les paquebots Norland et Canberra. Deux jours plus tard le gros des forces britanniques prend le chemin du retour sur les mêmes navires. Depuis, les îles malouines sont un territoire dépendant du Royaume-Uni. L’autorité exécutive est exercée par le Gouverneur des Malouines au nom de Sa Majesté la Reine. Cependant la défense et les affaires étrangères restent sous la responsabilité et le contrôle du gouvernement anglais. Depuis l’invasion des Argentins, les îles sont défendues par terre, mer et air. Une garnison est maintenue pour assurer la sécurité et prévenir la répétition des événements de 1982. L’achèvement de l’aéroport de Mount Pleasant, complètement opérationnel en 1986, a permis de réduire le nombre des forces stationnées sur les îles.
Depuis la fin du conflit, demeure un malaise permanent: certes, plusieurs visites ont été organisées pour permettre aux familles des soldats argentins tués et ensevelis dans les îles de venir se recueillir sur leurs tombes. Mais le Gouvernement des Malouines, croyant judicieux de rapatrier les corps en Argentine, a proposé des fonds pour un tel déplacement. Le Gouvernement argentin a refusé cette offre prétextant que les corps étaient déjà enterrés sur le sol argentin. Les Argentins ont d'ailleurs réaffirmé leur attachement aux Malouines en inscrivant une déclaration de souveraineté dans leur constitution plus de 10 ans après la fin du conflit. Inutile de préciser que le gouvernement britannique et celui des Malouines ont toujours rejeté cette revendication.

Les évènements de 1982 comme la persistance d'un certain nombre de tensions indiquent bien que, dans la conscience du citoyen argentin, les Malouines représentent bien plus que des petits bouts de terre isolés et peuplés de moutons.



• Les Malouines, un élément constitutif de la « promesse argentine »


Afin de bien saisir l'impact qu'a eu la guerre des Malouines sur l'ensemble de la société argentine, il me semble utile d'introduire le concept de « promesse argentine », emprunté au chercheur argentin Victor Armony. Pour lire l'histoire argentine, il faut en effet bien comprendre que depuis la fondation de la nation, en 1816, elle a été conçue comme une promesse. La promesse qu'avec près de trois millions de km² de superficie, la prairie la plus fertile de la planète, des ressources énergétiques incalculables et surtout, dès la deuxième moitié du 19ème siècle, une population de plus en plus urbanisée et scolarisée, l'Argentine ne pouvait être vouée qu'à un destin de grandeur. C'est d'ailleurs autour de cette promesse que s'est construite l'identité argentine et que se sont réalisés avec succès le creuset des races et l'assimilation des millions d'immigrants européens. Partant, les Argentins ont souvent souffert du décalage entre la réalité promise et la réalité vécue. Or ce malaise a été instrumentalisé aussi bien par les différentes juntes militaires que par le péronisme. En effet, à chaque changement brutal de gouvernement a été proclamé haut et fort le projet de sauver la nation et de la remettre sur la voie de son destin de grandeur. Dans ce genre de discours, la place des îles Malouines a toujours été importante. Des générations d'Argentins ont été et sont toujours éduqués à la nostalgie de l'archipel. L'école joue un rôle majeur dans l'inscription au plus profond de chacun du sentiment d’une insupportable injustice. L'argentinité des îles n'est en rien objet de débat: en plus de l'école, celle-ci est proclamée tout aussi bien par les inscriptions de particuliers sur les murs, par les innombrables monuments célébrant les morts argentins des Malouines et qui s'achèvent en général par un cinglant « volveremos » c'est à dire « nous reviendrons ».

Partant, on peut bien saisir l'impact du déclenchement de l'opération de récupération des îles. Ce que l'on osait plus espérer arrive enfin: un gouvernement, aussi tyrannique et corrompu soit-il, se propose de rendre aux Argentins ce qui leur est appartient. L'impact est d'autant plus fort que c'est la première fois qu'un gouvernement tente de récupérer les Malouines par les armes.


• L'espoir et la désillusion.


Dès le 2 avril 1982, une immense vague d'espoir submerge la société argentine, sans distinction de classes ni d'appartenances politiques. Le sentiment de propriété sur les Malouines et la certitude que tout va rentrer dans l'ordre dépassent toute autre considération. Le pouvoir militaire, qui s'est lancé dans l'opération pour recomposer l'unité nationale, entretient l'euphorie ambiante: même après la riposte britannique, tout est fait pour ménager le sentiment d'une victoire imminente. Cela d'autant plus qu'avant même le déclenchement de l'opération, le terrain a été préparé par une déjà intense campagne de propagande patriotique et nationaliste. Presque tous les partis politiques, de gauche comme de droite, les dirigeants syndicaux, les entrepreneurs, les hommes et les femmes de culture, consultés par les médias, s'engagent à l'unisson en faveur de la récupération des îles. La désinformation est à son comble, les nouvelles du front se veulent optimistes, les performances de l'aviation argentine sont portées aux nues avec notamment la destruction du navire de guerre anglais, le Sheffield, au large de l’île de Sealion. En ces temps de guerre, le mythe fondateur de l'Argentine vouée par essence à un destin de grandeur s'exprime tous azimuts et notamment au travers de gigantesques rassemblements dans les grandes villes. Le plus spectaculaire a lieu sur la Place de mai, à Buenos Aires, et rassemble quelques dizaines de milliers d'Argentins. L'image de cette foule en communion avec ses « muchachos » ou ses jeunes garçons partis combattre pour l'amour et le bon droit de la Patrie dans des contrées isolées contre la troisième puissance militaire mondiale s'inscrit à jamais dans les imaginaires, et des citoyens, et des soldats mobilisés.
Le 14 juin 1982, lorsque la défaite est consommée, la désillusion est à la mesure du formidable espoir suscité. L'humiliation succède au triomphalisme et se manifeste de plusieurs manières. Humiliation et rancœur contre les Etats-Unis dont on pensait la neutralité garantie par les accords de l'OEA et par l'aide apportée dans le cadre de la lutte anticommuniste. Humiliation par rapport au vainqueur, la Grande Bretagne, et les autres pays européens dont les rapports avec l'Argentine et les autres nations latino-américaines ont toujours plus ou moins été entachées d'un certain paternalisme ou sentiment de supériorité d'autant plus insupportables aux Argentins qu'ils se conçoivent comme une nation sœur de l'Europe, comme une nation peuplée d'Européens. Humiliation, enfin, devant le sentiment d'avoir été floué par la junte militaire, par ses campagnes de désinformation et ses promesses de victoire aisée. Cette dernière ne survit d'ailleurs pas au malaise post malouines; elle perd sa dernière arme, la possibilité d'user du sentiment patriotique de la société. Par la faute des militaires, la Patrie est vaincue et déshonorée.


Ce qu'il doit ressortir de ce premier temps de notre étude c'est l'importance capitale des îles Malouines dans la conscience et l'imaginaire de l'homme argentin. Cela explique le soutien populaire recueilli par l'opération de récupération, le formidable espoir soulevé mais aussi l'intense désillusion et le sentiment d'humiliation issus de la défaite. Le gouvernement militaire y a perdu définitivement toute crédibilité et le 30 octobre 1983 Raul Alfonsín est élu Président de la République argentine, scellant le retour de la démocratie.
Désormais, la question qui se pose est celle de savoir comment peut se constituer une mémoire à partir d'un événement qui restera à jamais synonyme d'humiliation dans des consciences argentines traumatisées.




2. La difficulté du travail de mémoire: investissement et désinvestissement de sens.





• L'impossibilité de dire, entre silence et frustration


Pour traiter ce point, j'ai fait appel à un article de Ruben Benitez, paru dans le quotidien La Nueva Provincia, le 2 juin 1985, intitulé Lo que nunca se dijo sobre la batalla aeronaval, où sont recueillis les témoignages des pilotes de l'Aviation de guerre argentine, qui ont fait tant de mal aux forces navales britanniques. C'est la première fois qu'ils prennent la parole depuis la fin du conflit. A cet égard, ils soulignent le poids inhibant de la défaite mais aussi l'absence de reconnaissance de la part de la société, y compris pour les familles des victimes. Une anecdote est convoquée pour illustrer cela: l'auteur aurait été apostrophé dans un petit village espagnol par une vieille dame qui se serait exclamé: « Vous les Argentins avez la meilleure aviation de guerre au monde » Force est en effet de constater que partout dans le monde est généralisée cette réputation d'excellence des pilotes de guerre argentins. Or ce n'était absolument pas le cas en Argentine même dans les années qui ont suivi l'affrontement. L'héroïsme bien réel des pilotes argentins a été comme submergé par une gigantesque vague d'auto dépréciation et de déshonneur national. Les pilotes de l'aviation navale qui, forts de seulement douze avions de combat, ont fait frémir la troisième puissance militaire mondiale affirment dans leurs témoignages que le choc le plus rude a été la déception qui les a accueillie à leur retour, alors même que, connaissant les réalités du rapport de force, ils avaient tenté d'expliquer à leurs proches l'impossibilité d'une victoire militaire. Cette absence de reconnaissance se double d'une impossibilité de dire: on fait comprendre aux vétérans que le silence s'impose, que la société n'est ni prête, ni disposée à recevoir leurs témoignages. Ce refus d'écouter teinté d'opprobre envers les rescapés d'une armée défaite est mal vécu car les survivants de l'expérience de guerre hautement traumatisante ont un besoin vital de témoigner pour que les morts n'aient pas péri pour rien, pour donner sens à leur sacrifice. Plus loin, c'est tout un mécanisme d'Etat qui est mis en place. Dans un article intitulé Cómo empezó la Operación Olvido, paru le 5 avril 2002, des journalistes de Clarin décrivent le système qui voit le jour après la défaite. Des documents officiels sont distribués aux soldats, leur intimant l'ordre de ne pas parler de la guerre autour d'eux. Ils ne doivent faire aucun commentaire sur leur rôle sur le théâtre d'opération, ils ne doivent se livrer à aucun témoignage dans la presse sans l'accord explicite du Haut commandement, enfin ils doivent tâcher d'éviter l'excès de visites de leurs proches à leur domicile, on les engage à prétexter une grande fatigue et le besoin de se reposer. Ces pressions atteignent leur apogée lors du séjour obligé des combattants dans des centres de récupération des forces armées. Selon les témoignages de certains vétérans et psychiatres, des soldats ayant fait fi de la conduite à suivre auraient été internés dans l'Hôpital psychiatrique du Champ de mai, et ce jusqu'en 1984, alors que la démocratie était déjà installée. En d'autres termes, l'après-guerre est d'abord silence et frustration, humiliation et souffrance intérieure, d'où un taux de suicide très élevé parmi les Anciens Combattants, autre sujet tabou. Dans un article émouvant, Suicidio en el Monumento a la Bandera: las otras muertes que dejó la guerra, Alberto Amato, journaliste au Clarin, raconte le suicide d'un jeune rescapé des Malouines. Le vétéran a mis fin à ses jours en se jetant du haut du Monument au drapeau, à Rosario, troisième ville du pays. Après avoir décrit tous les troubles traumatiques qui affligeaient le jeune Paz (cauchemars, incapacité à communiquer et à se réinsérer dans la société), sa mère explique son acte par la souffrance provoquée par l'ingratitude de la société: elle accuse la démocratie de prolonger la politique des dictateurs et de favoriser, qu'elle le veuille ou non, l'indifférence, l'isolement dont souffrent les anciens combattants. Elle affirme que la demande la plus répandue parmi les anciens des Malouines consiste tout simplement en ce que vérité soit faîte, que l'on sache enfin ce qui s'est passé là-bas et, tout simplement, que quelqu'un les remercie pour leur dévouement.


Dans un premier temps, la mémoire de la guerre des Malouines ne peut s'exprimer, étouffée par le sentiment d'humiliation. Il y a comme un refus de donner la place qui lui revient à la mémoire des perdants et d'exprimer la reconnaissance due aux perdants les plus directement traumatisés: les vétérans.
Un tournant semble être atteint au début du 21e siècle dont une des expressions les plus spectaculaires est, en septembre 2005, un film grand public, Iluminados por el fuego, tiré du livre du même nom, paru en 1993, et qui donne enfin à la guerre l'exposition qu'elle mérite. Néanmoins, cette volonté de briser le silence et les tabous s'accompagne d'une entreprise de désinvestissement de sens qui soulève un certain nombre de questions.



• Le début d'une entreprise de désinvestissement de sens: l’exemple de Iluminados por el fuego


Si j'ai fait le choix de m'attarder tout particulièrement sur cette oeuvre cinématographique c'est parce que les différents articles de presse que j'ai pu consulter et notamment Las heridas secretas de la guerra, paru le 10 septembre 2005 dans le quotidien El Clarin, indiquent à quel point elle soulève les passions en déterrant littéralement le cadavre de la guerre et en lui donnant un éclairage nouveau. Le film du réalisateur Tristan Bauer raconte l'histoire de trois jeunes hommes ayant combattu aux Malouines; le front et le retour difficile, l'un d'entre eux met d'ailleurs fin à ses jours. Par-là, il s'agit de remplacer dans les mémoires les images de la communion d'une foule euphorique sur la Place de mai par un tableau des horreurs de la guerre et des souffrances endurées par les Anciens Combattants. Les images de soldats embourbés, mourant de froid et de faim, appelant leur maman à la rescousse, ont pour but de faire apparaître la cruauté mais aussi l'absurdité de la guerre. Les vétérans ne sont pas vus comme des héros mais comme des victimes de la guerre, cette folie de la dictature. Victimes immédiates mais aussi a posteriori. Lui-même Ancien combattant, l'auteur du livre dont est tiré le film décrit le traumatisme de ne pas pouvoir dire ce qu’il est pourtant impossible d'oublier. Cette impossibilité de dire est à l'origine d'un véritable suicide de masse: désormais on compte plus de morts par suicide parmi les Anciens combattants que de décès sur le champ de bataille soit 350 suicidés pour 275 hommes tombés au champ d'honneur. Par la voie du septième art il est donc question de donner enfin voie au chapitre au sacrifice consenti par les Anciens combattants des Malouines. La parole est enfin donnée au désespoir des anciens soldats, habités par la mort et son expérience traumatique. On a donc affaire à une oeuvre conçue comme un témoignage de vaincus, comme l'histoire des perdants. Là est toute la différence avec des films comme Il faut sauver le soldat Ryan, qui embrassent le spectateur dans un glorieux « nous avons vaincu » dont la première conséquence est l'oubli de toute réflexion sur le phénomène guerrier en tant que tel. Ici, la parole est donnée aux soldats, à ceux qui ont perdu sur tous les plans: les généraux de la dictature les envoient vers une défaite certaine, les Britanniques les battent à plate couture et la société leur tourne le dos. D'une certaine manière, rompre le silence constitue la seule et l'unique victoire de cette armée de vaincus. L'intérêt de soumettre un film grand public sur la guerre aux Argentins tient en ce que la fiction déstructure la sacralisation de la guerre des Malouines et ouvre donc un espace pour le témoignage mais aussi et surtout, enfin, pour le débat. Plus de vingt ans après les faits, Iluminados por el fuego apporte une contribution essentielle à la mémoire de la guerre des Malouines en se posant comme un détonateur potentiel pour parler des évènements qui ont eu lieu. Mieux, le film se veut une base pour comprendre ce qui a eu lieu, pourquoi et comment cela a eu lieu. Ainsi, des questions capitales jamais posées jusque là investissent la scène publique: qu'a-t-on fait? Pourquoi tant de jeunes garçons ont péri? Est-ce que cela en valait la peine? La cause était-elle juste?


Iluminados por el fuego illustre donc une évolution des mentalités concernant le rapport à la mémoire de la guerre des Malouines. Cependant l’œuvre n'a pas fait que donner la parole aux vétérans, elle a également suscité des réactions hostiles qui soulignent que la blessure est encore vive et qu'il n'y a pas une mémoire mais des mémoires de guerre.


• La guerre des Malouines reste fortement investie de sens: les héros et la Patrie


Cette constatation se nourrit des réactions indignées suscitées par le film Iluminados por el fuego, notamment dans deux articles, El cine, como arma de los renegados et El conflicto de las Malvinas sigue sin ser narrado correctamente tirés respectivement de Enviado por Movimiento Condor et El Ojo Digital, parus en septembre et octobre 2005. Ces articles critiquent la « démalouinisation » à l’œuvre dans le film. Ils comprennent Iluminados por el fuego comme une critique systématique de l'institution militaire et comme une volonté d'ôter le prestige attaché à tout ce qui relève du militarisme. Cela passe par une présentation crûe de toutes les misères de la guerre, des souffrances des soldats, qui entend toucher la sensibilité du spectateur tout en faisant fi d'éléments tels que la valeur au combat. Cette négation du courage, de l'offrande de sa vie faite sur l'autel de la Patrie, est considérée par un certain nombre de vétérans et de leurs familles comme une véritable insulte à leur sacrifice. Ils refusent de se voir accolé le qualificatif de « pobrecitos » qui signifie « les pauvres petits ». En d'autres termes, il y a un raidissement, un refus de voir leur guerre, leur sacrifice désinvesti de sens. Paradoxalement il y a comme une réticence à se voir considérés comme des victimes: déjà le 2 mai 1997, dans le quotidien La Nacion, le capitaine de navire Héctor Elías Bonzo, qui commandait le croiseur Belgrano quand celui ci a été coulé par les Britanniques, clamait haut et fort que les 323 hommes morts sous ses ordres n'étaient pas des victimes mais des héros. D'où la constitution en associations de vétérans. Ces associations, en plus de tisser des réseaux de solidarités, ont clairement vocation à ouvrir des espaces de débat afin de permettre à chacun de faire partager son expérience de guerre mais aussi d'apporter sa contribution à la constitution et à l'orientation d'une mémoire de guerre. Ce qui ressort principalement dans les discours de ces associations c'est la réaffirmation de valeurs comme le courage militaire, le sacrifice de sa personne sur l'autel de la patrie et la critique de la démalouinisation. Ces valeurs sont perpétuées à travers la persistance du souvenir des canons de Cordoba, qui après avoir été transportés jusqu'aux îles se sont imposés comme une arme majeure, respectée y compris par les Britanniques. Autre exemple, peut être encore plus diffusé, celui de Ganso Verde, la dernière bataille conventionnelle de la guerre des Malouines, où les soldats argentins se sont frottés à la rude artillerie britannique. Via une réaffirmation quasi-systématique du bon droit de la nation sur les îles perdues, il existe un véritable souci de proclamer haut et fort le sens de son engagement passé et pourquoi pas futur: « les Malouines sont argentines et notre sacrifice est juste ». En d'autres termes, si on a vu qu'avec Iluminados por el fuego, étaient nés des dynamiques de désinvestissement de sens, la guerre étant présentée comme une tuerie absurde, cette même guerre reste toutefois largement investie de sens. Citons par exemple le mot de Carlos Viegas, un vétéran comme un autre, poseur de mines dans la Compagnie des ingénieurs de combat: « Pour moi, être vétéran de guerre est un orgueil. C'est avoir démontré, à la société comme à moi-même, que je suis capable de donner ma vie pour une valeur abstraite: la patrie, la famille, ce que chacun ressent depuis tout petit ». Plus loin, on est à un tournant où désormais chaque acte, privé ou public, en rapport avec les Malouines se pose comme un enjeu et participe à la constitution et à l'évolution de la mémoire.


La mémoire de la guerre des Malouines n'est donc pas figée: après des années de silence, la société argentine a choisi « d'oublier d'oublier ». Néanmoins, les dynamiques sont parfois contradictoires: entre surinvestissement et désinvestissement de sens, la décision ne s'est pas encore faite. Partant, tout acte, public ou privé s'inscrit dans le processus de construction de cette mémoire; chaque acte, aussi petit soit-il, devient un enjeu crucial pour les citoyens comme pour les historiens.
En d'autres termes, tout acte est constitutif de mémoire, tout acte engage la mémoire de la guerre dans telle ou telle direction. La mémoire de la guerre des Malouines est donc étroitement liée à des enjeux politiques, sociaux et historiques.



3. La mémoire de la guerre est étroitement liée à des enjeux politiques, sociaux et historiques


• La question des vétérans, un enjeu social


La question du traitement à réserver aux anciens combattants de la Guerre des Malouines soulève plusieurs questions. Avant tout, il convient de mesurer l'importance du traumatisme qui ronge les Anciens combattants: si aujourd'hui beaucoup tirent de la fierté de ce statut, être vétéran au sortir de la guerre représentait avant tout une charge. Ceux que l'on appelait les « enfants de la dictature » ont dû mentir sur leur date de naissance, dissimuler leur expérience de guerre, ne serait-ce que pour trouver un travail. La question du traitement des vétérans soulève donc d'abord celle de la reconnaissance de leur statut, de la solidarité de la société envers ceux qui se sont battus pour elle. Cette question a vocation à occuper une place croissante dans le débat public car les anciens combattants à parvenir à l'âge de la retraite sont de plus en plus nombreux. Les décisions politiques comme celle, éventuelle, impliquant la solidarité de toute la société sont hautement symboliques: elles engagent l'idée même que l'on se fait du sacrifice consenti par les vétérans. Or, tout acte est acte de mémoire. Un exemple concret: dans un article intitulé Mejora para oficiales veteranos de Malvinas, paru le 22 juillet 2005 dans le quotidien Clarin, est annoncé l'augmentation à plus de 1000 pesos, soit environ 150 euros, des pensions honorifiques pour environ 3500 officiers et sous-officiers qui n'en avaient pas eu le bénéfice, pour des raisons diverses, ces dernières 22 années. Pour remédier à cette injustice, le Président Kirchner a ratifié le décret 866, triplant ainsi le montant original de la pension. A cette occasion, il a salué et remercié les anciens combattants pour leur patience, réaffirmé que les Malouines sont une « cause nationale » et rappelé que la guerre avait été considérée comme « un événement honteux qu'il fallait à tout prix oublier ». Ce faisant, il exprime la volonté de rompre avec ce désir d'oublier et donc la détermination de l'exécutif à réintégrer définitivement les évènements des Malouines et ceux qui y ont combattu comme un élément positif au sein de la mémoire argentine. Néanmoins, ce thème des pensions soulève d'autres débats, au premier rang desquels celui de leur attribution ou non et de la signification symbolique qui en découle. En effet l'évolution vers la reconnaissance du sacrifice consenti dans l'archipel s'accompagne d'une inflation des demandes de pensions. Ce qui paraissait impensable il y a encore dix ans se produit: un nombre croissant d'individus se revendiquent vétérans des Malouines et demandent à bénéficier d'une pension. Le journal Pagina12, dans un article intitulé Una, dos, tres, muchas Malvinas, dénombre 9000 nouveaux postulants depuis la hausse de la pension à 1000 pesos. Si à l'origine le texte de la loi prévoit que seuls ceux qui ont combattu sont aptes à toucher une rétribution, nombreuses sont les revendications de personnes n'ayant pas porté les armes. Ainsi, on a inclu parmi les vétérans de guerre les équipages des portavions et autres embarcations qui s'ils ont été mobilisés n'ont pas systématiquement participé aux affrontements. D'où l'inflation de 300% en 20 ans du nombre de vétérans de la Marine. De plus, des civils réclament également le droit de toucher une pension; par exemple, des anciens membres de la Marine marchande arguent qu'ils ont réalisé une sorte de travail d'espionnage afin de toucher ces pensions. Cependant, si cette inflation du nombre de bénéficiaires des pensions est en général perçue comme une reconnaissance officielle des services rendus à la patrie, cela n'empêche pas certains anciens combattants de s'indigner devant cette « offensive frauduleuse » et de demander, en sous-main, des vérifications et des enquêtes plus systématiques pour distinguer nettement les vétérans des imposteurs. Cela confirme surtout que désormais on est fier d'avoir participé à cette guerre et que par conséquent on se refuse à partager le juste fruit de ses mérites avec ceux qui n'en ont pas le droit.



La question des vétérans et de leurs pensions se pose donc d'abord comme un enjeu social dans le sens où elle engage la solidarité d'une société envers ceux qui l'ont défendu sur les champs de bataille, qui plus est lorsqu'ils atteignent des âges respectables. Elle participe également de la mémoire de la guerre car la pension, rétribution de l'Etat, est une reconnaissance symbolique du sacrifice consenti. Cette reconnaissance officielle témoigne d'un changement des mentalités et des rapports entretenus avec le souvenir des Malouines. Ces changements sont perceptibles à plus grande échelle, dans les rapports entre la politique et la guerre.



• La guerre et le politique: tensions et instrumentalisations


Si la société a occulté durant vingt ans le traumatisme des Malouines, les gouvernants, eux, n'ont jamais oublié ces îles auxquelles les Argentins sont si passionnément attachés. En outre, ces derniers temps on a pu assister à une sorte de résurgence de la question, non seulement dans le champ culturel (cf. Iluminados por el fuego), mais aussi dans celui de la politique. Ainsi, les revendications sur les îles ont fait une réapparition remarquée dans les discours des dernières campagnes, présidentielle et sénatoriale, du Président Nestor Kirchner. Cela n'est guère étonnant quand on sait que pour près de 9 Argentins sur 10 les Malouines sont argentines et qu’une large majorité d'entre eux appuient les revendications visant à se les réapproprier. Kirchner qui a dernièrement inclus le thème de la souveraineté dans ses réclamations à l'ONU s'est refusé à engager le dialogue avec les kelpers (les habitants des Malouines, d'origine britannique) et a appuyé ses revendications en rapport avec la fréquence des vols reliant les îles au continent. Alors que l'idée de dénoncer Margaret Thatcher pour crimes de guerre devant la Cour internationale de justice est devenue une vulgate aussi bien dans les cercles politiques que dans l'ensemble de la société, le ministre des Affaires étrangères a fait valoir les droits argentins sur les Malouines devant l'Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2004. Dans le même ordre d'idées, le ministre de la Défense, José Pampuro a fait paraître le 29 juin 2005 une dépêche intitulée « Argentina estará en condiciones de recuperar Malvinas » soit « l'Argentine sera bientôt en mesure de récupérer les Malouines ». Il a évoqué les « énormes difficultés du Royaume Uni à soutenir l'Archipel » et déploré dans le même temps l'incorporation des îles comme territoire européen dans le projet de Constitution européenne, tout en réaffirmant son attachement à suivre la voie diplomatique. L'importance symbolique et politique des Malouines est en outre mise en valeur par l'importance donnée au 10 juin comme jour de l'affirmation des droits argentins en souvenir du 10 juin 1829 et de la création du commandement politique et militaire soit: « Comandancia Política y Militar de las Islas Malvinas y las adyacentes al Cabo de Hornos en el Mar Atlántico » par décret du gouverneur de la Province de Buenos Aires.


En d'autres termes, les Malouines ont retrouvé une place importante sur la scène publique, ce qui n'est pas rien au vu des troubles économiques et sociaux ayant secoué le pays ces dernières années. De plus en plus de voix s'élèvent, officielles ou non, privées ou publiques, pour parler des évènements des Malouines et de leurs conséquences, exposant ainsi au grand jour ce cadavre encombrant jusqu’ici dissimulé. Partant, il apparaît clair que le temps est venu pour bâtir une Histoire de la guerre des Malouines reposant sur les critères d'analyse de la science historique, au premier rang desquels on distingue la recherche de l'objectivité et de l'honnêteté intellectuelle.




• La mémoire de la guerre des Malouines: un défi pour les historiens


La question de la mémoire, au sens historique du terme, de la guerre des Malouines a investi la scène publique avec la parution, à Londres, en juillet 2005, de l'ouvrage de l'Anglais Sir Lawrence Freedman intitulé The official history of the Falklands campaign. L'ouvrage a suscité de vives réactions en Argentine car il présente et analyse les évènements de 1982 du point de vue britannique, en faisant presque uniquement appel à des sources britanniques et en étant placé sous la surveillance du Foreign Office, lequel a d'ailleurs passé l'ouvrage au peigne fin avant d'autoriser sa parution. La réaction des milieux intellectuels argentins s'est exprimée vigoureusement par voie de presse. Citons deux articles, La verdad sobre Malvinas, paru dans le quotidien La Capital le 27 juillet 2005 et Malvinas: La fuerza del derecho, paru la veille dans Clarin. Le premier est l’œuvre de Héctor Gustavo Pugliese, colonel de la Nation et vétéran de guerre; le second de Marcelo Kohen, professeur de Droit international à l'Institut des Hautes Etudes Internationales de Genève. Si Marcelo Kohen base sa critique sur le droit international, Héctor Gustavo Pugliese participe à l'ouverture d'un nouveau débat, celui de la vérité historique. Cinq points font l'objet de discussions: le traitement des prisonniers de guerre, la destruction du croiseur Général Belgrano, la coopération du Chili avec les forces britanniques, la supposée neutralité des Etats-Unis et enfin, la question des ogives nucléaires embarquées à bord des sous-marins britanniques qui sont intervenus dans l'archipel. Pour ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre argentins, on ne sait pas si les dispositions de la convention de Genève ont réellement été respectées: un certain nombre de vétérans affirment dans leurs témoignages avoir vu des camarades se faire assassiner après avoir rendu les armes. La destruction du croiseur Général Belgrano hors de la zone d'exclusion dressée par les Britanniques et alors qu'il se dirigeait vers le continent soulève également des questions. Sir Lawrence Freedman y voit une erreur. Héctor Gustavo Pugliese souligne que l'itinéraire du bâtiment était connu des services d'intelligence britanniques et par extension du Premier ministre Mme Thatcher et de son cabinet de guerre. Quant au soutien chilien aux opérations militaires britanniques, il est abordé dans The official history of the Falklands campaign mais on ignore encore son intensité et les moyens mis à disposition de la Couronne. Des suspicions ont vu le jour à propos de la tentative avortée des 55 membres de la force britannique spéciale SAS de détruire les Super Etendards argentins stationnés dans la base aérienne de Rio Grande. Pour ce qui concerne les armes nucléaires embarquées au sein des sous-marins britanniques affrétés dans la péninsule, l'auteur confirme bien leur existence mais il l'explique par l'absence de temps pour faire débarquer les charges nucléaires des bâtiments se trouvant en mission près de Gibraltar. Aussi, il nie que l'état major britannique ait songé à employé la force nucléaire contre l' « envahisseur » argentin. Le doute est néanmoins permis: à titre d'exemple, le psychanalyste personnel du Président français de l'époque, François Mitterrand, Ali Magoudi, raconte les inquiétudes du chef de l'Etat à ce propos. La supposée neutralité états-unienne, elle, ne fait pas réellement débat, chacun sait que Washington a privilégié l'alliance atlantique à celle de l'OEA.
Pour résumer, l'ouvrage de Sir Lawrence Freedman a provoqué une vive indignation de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a un refus très net d'accepter la version « officielle » des Britanniques, un refus d'accepter qu'encore une fois l'histoire soit écrite par les vainqueurs. Cela a conduit le gouvernement Kirchner à intervenir directement sur la scène publique et à commander une étude de l'ouvrage en question en insistant sur la partialité des sources et en affirmant être prêt, le cas échéant, à déclencher une action juridique et diplomatique. Cependant, il n'y a, d'une part, aucun travail d'envergure à opposer à la version britannique. D'autre part, les tensions récemment soulevées par les déclarations d'un chef d'Etat major chilien, confirmant l'aide apportée par son pays aux forces britanniques, demandent une intervention immédiate non pas de la puissance publique mais des chercheurs en sciences sociales et tout particulièrement des historiens qui, 23 ans après les faits, bénéficient désormais de la distance nécessaire à la constitution d'un éclairage « scientifique » qui fasse fi des passions partisanes et dévoile les persistantes zones d'ombres qui caractérisent encore l'évènement le plus marquant du deuxième vingtième siècle argentin. Il y a un point en particulier qui mériterait toute l'attention des historiens; c'est le bouleversement fondamental des représentations des forces armées et en particulier des jeunes conscrits entre la période de la guerre elle-même et celle de l'après-guerre. D'un statut de héros et de dépositaires des espoirs nationaux durant le conflit, les jeunes soldats se sont transformés en victimes de leur propre inexpérience et de l'incompétence de leurs supérieurs dès juin 1982 voire en « enfants de la dictature ». Comment une société peut-elle porter aux nues, sacrifier puis réhabiliter ceux qui se sont battu pour elle ? Voilà toute la question de l'après Malouines.


Ce que l'on peut dire pour finir cette étude c'est d'abord que la mémoire des Malouines est encore mouvante et chaque événement politique ou culturel participe de sa constitution. Elle représente un enjeu capital pour la société argentine car elle engage la solidarité d'une société envers ceux qui se sont sacrifiés en son nom et pour faire vivre l'un des mythes fondateurs de la nation. Aujourd'hui encore l'exclamation « Malvinas volveremos » reste fortement investie de sens. Plus de vingt ans après les faits le chercheur en sciences sociales et a fortiori l'historien a un rôle crucial à jouer. Faire l'histoire des Malouines et de l'après Malouines cela signifie comprendre ou du moins tenter de comprendre ce qui a motivé cette expérience et ses conséquences souvent dramatiques. Pourquoi a-t-on envoyé la jeunesse argentine vers une défaite certaine? Pourquoi n'a-t-on pas su donner aux vétérans la place qu'exigeait leur sacrifice? Enfin et surtout, une question essentielle pour saisir l'histoire chaotique de l'Argentine, comment l'épisode des Malouines se pose comme l'expression paradigmatique du mythe fondateur de la « Grande Argentine »? Fournir des réponses satisfaisantes à ces interrogations est évidemment indispensable pour reconstruire à terme une nation démocratique et pacifiée.