lundi 5 mars 2007

Liban: l’avenir d’une communauté politique

S’intéresser à l’avenir d’une chose revient à tenter de se prononcer sur ce que sera l’état ou la situation de cette chose dans le temps à venir, dans un futur plus ou moins proche. Or, une telle opération est en elle-même problématique car le type de discours qui prétend dire quelque chose sur l’avenir, même lorsqu’il se place sous le signe de la vraisemblance, risque toujours de se présenter ou d’être reçu au mieux comme un scénario, un pronostic, au pire comme une prédiction, une divination prophétique se contentant de dérouler le fil des événements futurs.

A défaut de lire l’avenir, la vaticination n’étant pas l’activité favorite des sciences sociales, nous pouvons tenter de réfléchir sur ce qui dans notre présent d’acteurs, dans les choix que nous sommes à même de faire aujourd’hui compte tenu des informations dont nous disposons, rendra possible ce que nous pourrons vouloir ensemble dans un avenir encore indéterminé. En effet, l’acte politique consiste moins à prévoir qu’à délibérer, c’est-à-dire à échanger et à peser les arguments et les raisons qui nous porteront à choisir telle chose plutôt que telle autre ; tout cela se faisant dans le cadre d’un débat contradictoire, à l’intérieur d’une structure communicationnelle qui prépare le moment de la décision politique.

A cet égard, la question qui semble la plus cruciale lorsque l’on en vient à parler du Liban est : quel est l’avenir de la communauté politique libanaise ? Il ne s’agit pas de dresser un pronostic vital, ni de se faire l’écho d’un certain déclinisme politique dont le credo pourrait se résumer à l’alternative suivante : maintenir en vie ou laisser mourir. Il s’agit de se demander quelle modalité de la mise en commun est susceptible non seulement de produire un corps politique intégré mais encore d’assurer la continuité du collectif. Car, pour l’instant, celui-ci ressemble plus à une collection de groupes, à une unité agrégative, à un assemblage, une juxtaposition de parties liées ad hoc, qu’à une diversité associative, à un rassemblement d’individus autour de ce qu’ils peuvent vouloir mettre en commun afin de répondre à la question : comment voulons-nous nous autogouverner ensemble, i.e. quel est notre projet politique?

En d’autres termes, le problème que soulève la constitution d’une communauté politique est celui de la citoyenneté. Soit que l’on considère que la nation libanaise est en cours de construction et que la citoyenneté nationale est donc à venir, soit que l’on tente d’articuler la citoyenneté démocratique à un registre non national, et que l’on propose un autre paradigme de l’intégration politique.

Quel est donc l’avenir de la communauté politique libanaise ? Nous ne prétendons pas répondre à cette question. Nous voudrions plutôt montrer ce qu’une telle question permet de comprendre de notre présent, c’est-à-dire ce à quoi elle ouvre la perception que nous avons de notre réalité politique.

Le paradigme d’analyse qui prévaut lorsqu’il s’agit de commenter l’actualité politique libanaise est celui qui raisonne en termes de grands axes : la conflictualité politique interne serait rigoureusement transcriptible dans les termes d’une gigantomachie tragique qui oppose les « grandes puissances » régionales et mondiales par acteurs locaux interposés: Iran - Syrie - Hezbollah - Amal - CPL versus Etats-Unis - France - 14 mars. En d’autres termes, la question « que veulent les Libanais comme communauté politique ?» est immédiatement subsumée sous la rubrique des régimes de belligérance supposés fournir un mode d’accès direct à la réalité politique. Que ce type de lectures existe n’est pas en soi étonnant, mais le fait qu’il soit réapproprié et relayé par ceux-là même qui en sont l’objet, à savoir, les fameux « acteurs locaux », ne peut pas manquer de susciter une certaine perplexité. Car cela porte un nom : l’aliénation, autrement dit l’incapacité des dominés à penser la domination à travers d’autres catégories que celles utilisées par les dominants. Et les libanais, hypostasiés en « camps », de s’accuser entre eux être prosyriens ou pro-occidentaux. Une sorte de racisme à base nationaliste semble émerger dans l’espace politique. Celui-ci prône une distinction entre les vrais libanais et les non-libanais sur la base de leurs options politiques. Ainsi, selon le communiqué des évêques maronites (4 janvier 2007) par exemple : les membres du camp anti-tribunal sont « en majorité non-libanais » (cité par L’Orient-Le-Jour du 5 janvier 2007). A cette revendication de l’authentique libanité, relent réactionnaire de propos d’extrême-droite, s’ajoute une rhétorique de la « pureté » et de la « propreté » qui imprègne de plus en plus les discours des deux bords. D’une part, l’utopie à la fois progressiste, populiste et conservatrice, proposée par Michel Aoun : nettoyer, expurger le système politique corrompu, purifier la société dévoyée, éradiquer le « cancer » qui la ronge afin de préparer l’avènement d’un « autre modèle d’homme » (discours du 10 décembre 2007). D’autre part, le discours ou la stratégie de délégitimation de la mobilisation politique qui a lieu en ce moment au centre-ville de Beyrouth : cette « clownerie » (Ziad Makhoul, L’Orient-Le-Jour du 6 janvier 2007), ce carnaval, cette kermesse populaire, est identifiée par l’autre bord à un « usurpation des espaces publics » (Fady Noun, L’Orient-Le-Jour du 10 janvier 2007). L’appropriation de cet espace urbain « conçu pour tous, absolument pour tous » (Ziad Makhoul, L’Orient-Le-Jour du 6 janvier 2007) manquerait de « glamour ». Or, deux précisions s’imposent : loin de constituer un espace ouvert, le nouveau centre-ville de Beyrouth a été conçu comme un lieu d’exclusion, un lieu d’irréalisation du public au profit de la promotion d’une logique fonctionnaliste ayant conduit à la ritualisation et à la privatisation de cet espace dédié aux loisirs. Quant au « glamour », si ce terme signifie éclat, on ne peut pas dire que le sit-in en ait manqué, s’il signifie comme le propose le Petit Robert « charme sophistiqué », depuis quand celui-ci est-il un attribut politique ?

Au-delà de ces accusations quelque peu singulières mais surtout infondées, une symbolique liant un certain nombre de lieux communs sur le monde rural, simple et naturel, sur la ville, lieu de débauche (propos du Patriarche Sfeir) et de circulation de l’air pollué, a donné lieu à une série de rumeurs sur ce qui pouvait se passer sous ces « tentes » (l’emploi de ce mot comme synecdoque de la mobilisation dénote une volonté d’écarter la possibilité d’une sédentarisation de ces « paysans », et au-delà, l’éventualité d’une mobilité sociale), mais aussi sur l’état de propreté et d’hygiène qui règne dans cet espace. Tous ces discours de délégitimation, sont construits à partir de fantasmes et de patterns symboliques qui sont ceux-là même qui ont informé certaines types de violence interconfessionnelle durant « les guerres du Liban » (selon l’expression de Michael Johnson). De plus, ces discours publics ignorent totalement (ou est-ce un déni de réalité ?) le caractère essentiel de la logique carnavalesque qui préside à certaines formes de mobilisation populaire. En effet, il s’agit quasiment d’inverser les rôles, de rejouer le 14 mars sur le mode parodique et critique. En d’autres termes, le divertissement, le côté « kermesse » fait partie du mode d’être de la mobilisation. Enfin, aussi bien « l’opposition » que la « majorité » politique – mais depuis quand le Liban est-il une démocratie majoritaire ? –, ne réalise pas à quel point les répertoires d’actions du camp du 14 mars et de celui du 8 mars sont identiques et calqués les uns sur les autres. A tel point que l’on ne sait plus très bien qui est qui. Samir Geagea a eu ces mots admirables : « nous représentons la vraie opposition »… « c’est nous, l’équipe du 14 mars, la vraie opposition, qui faisons l’objet d’attentats et d’assassinats » (L’Orient-Le-Jour du 9 janvier 2007.

La question « quel est l’avenir de la communauté politique libanaise ? » est donc cruciale en ce sens qu’elle permet de servir de critère d’analyse d’un présent traversé par des tensions qui seront sans doute structurantes du temps à venir. Si l’on ne peut ni prédire ni prévoir l’avenir, du moins pouvons-nous le préparer en agissant sur le présent, c’est-à-dire, en agissant de telle sorte que les choix que nous faisons aujourd’hui maintiennent ouverte la possibilité de nous choisir encore à l’avenir, de continuer à faire communauté. Pour cela, peut-être faudrait-il éconduire deux illusions tenaces : celle qui prétend que l’unification du genre humain est nécessaire et celle qui nous fait croire que la communication produit naturellement de la communauté. La première, dont l’idéologie la plus évidente est celle de l’unité (al wahda), lorsqu’elle est poussée à l’extrême, tend à menacer ce qui fait le sens même du politique, à savoir l’articulation de l’unité et de la diversité, plutôt que l’ordonnancement de cette dernière. Elle est donc un obstacle à la constitution d’une communauté politique parce qu’elle prétend que la seule communauté valable est celle qui produit l’Un. Or la communauté politique, loin de faire fusionner ses membres dans le Tout est avant tout « communauté imaginée », selon l’expression de Benedict Anderson. La seconde illusion, dont la campagne I Love Life pourrait constituer la profession de foi, considère que l’émotion, l’échange marchand, la consommation, la promotion de discours et de slogans communs suffisent à produire une communauté politique ou du moins, peuvent servir de levier efficace à un projet politique commun. Or, la communauté suppose avant tout une mise en commun. En d’autres termes, le commun est toujours à faire. Et cette dynamique qui consiste à le produire passe par la délibération commune, par l’ouverture d’un espace où le conflit politique est basé sur l’échange démocratique.


P.A

Le 6 janvier 2007

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